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Le Nouvel Observateur,
novembre 2008 |
Dominique Fernandez |
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L'anti-Pavarotti
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Symbole de ces nouveaux ténors moins
braillards, plus charmants, ce Bavarois formé par Giorgio Strehler
réconcilie l'opéra et le théâtre |
Quelle mutation ! D'abord physique :
autrefois, les ténors étaient laids, bedonnants, le ventre en poire, ou
mastodontesques et aussi expressifs qu'une bûche. Di Stefano, Del Monaco,
Pavarotti : belles voix, mais, pour l'oeil, le compte n'y était pas. A
présent, ils sont minces, plaisants à regarder, sexy : Roberto Alagna,
Rolando
Villazón, Juan Diego Flóres. Paul Claudel ne pourrait plus les tourner en
dérision, comme il faisait de ce Tristan dont le tour de taille monumental
opposait un obstacle rédhibitoire aux étreintes passionnées de son Isolde.
Les voix ont elles aussi changé. On ne braille plus. On ne force plus sur
les décibels. On est plus fin, de chant comme de corps. Tel ce Jonas
Kaufmann, modèle de prestance physique non moins que d'élégance vocale.
Cheveux noirs frisés moutonnant jusque sur l'encolure, grande gueule
hirsute, éclat et gaieté de jeune fauve. Un Bavarois de Munich, qui
réussit ce tour de force d'être aussi solaire, aussi craquant que ses
rivaux de Sicile, du Mexique ou du Pérou. Du jamais-vu.
Presque une rock star. Mais attention : rien ne l'agace plus que d'être
acclamé pour son apparence plus que pour son talent. «Je suis d'abord
un chanteur.» Soit, mais puisque son ambition est de réconcilier
l'opéra et le théâtre, il ne peut nier que, pour incarner Alfredo dans «la
Traviata» ou Don José dans «Carmen», un extérieur, une allure de teenager
aide puissamment à l'efficacité dramatique. Sa première désillusion, il
l'a eue à 5 ans, à l'Opéra de Munich, quand, après avoir pleuré sur le
suicide de Madame Butterfly, il a vu celle-ci, le rideau relevé, recevoir,
debout et toute ragaillardie, les ovations du public.
Qu'est-ce donc que l'opéra ? Une parodie ? Un mensonge ? N'y exprime- t-on
que du faux ? La chance le fit rencontrer le seul homme capable de
restaurer un genre décrié par tous les esprits raisonnables, depuis La
Bruyère et Voltaire, comme étant absurde et risible. La première de «la
Traviata» à Venise en 1853 avait été un four, parce que l'héroïne censée
mourir de phtisie était une dondon de cent kilos. Si Callas fit cette
fameuse cure d'amaigrissement, c'était afin de rendre crédibles ses rôles.
Kaufmann, à 28 ans, fut auditionné à Mlan par Giorgio Strehler. Beaucoup
de chanteurs refusaient d'être dirigés par ce génial metteur en scène
italien parce qu'il exigeait au moins ? six semaines de répétitions, son
but étant précisément de remplacer le faux par le vrai, le feint par
l'authentique.
«Chante-moi «Un'aura amorosa»», dit Strehler à Kaufmann. Il
cherchait le ténor de «Così fan tutte», de tous les opéras le plus
difficile à monter selon lui. Le seul à ne tolérer que la perfection.
«Bien. Maintenant recommence, mais les yeux fermés.» Déconcerté, le
jeune homme s'exécute. «Bien. Encore une fois, mais à genoux.» De
plus en plus surpris, il chante à genoux. Pourquoi le soumettre à des
épreuves si saugrenues ? «Il est dingue, non ?» Pas du tout :
Strehler voulait voir s'il était capable de rompre avec le comportement
habituel des ténors, qui était de se planter sur la scène une main sur le
coeur, l'autre bras tendu en avant d'un air bête. Attitude stéréotypée,
dite park and bark («place-toi et aboie»). Celle que fustigeait
Flaubert, dans la fameuse page où Emma s'extasie devant «cette
admirable nature de charlatan, où il y avait du coiffeur et du toréador».
L'aisance avec laquelle le postulant brisait cette convention fut
appréciée. «Mais tu es trop vieux pour le rôle.» 28 ans, alors
qu'étaient souhaités des chanteurs de moins de 20 ans, encore adolescents.
Strehler dut réviser ses exigences, et finit par choisir Jonas, sur des
dizaines de concurrents, pour la fabuleuse souplesse et fraîcheur d'une
voix capable d'émouvoir dans les balbutiements de la virginité, les
tendresses de l'amour, les torrents de la passion.
Nouveau sujet d'étonne- ment : il leur parlait pendant une heure du climat
de tel passage, mais sans leur indiquer quels gestes ils devaient faire.
«Tu rentres ici, tu sors là, pour le reste, à toi de jouer. Ta seule
tâche : te concentrer sur ce que tu ressens au-dedans de toi, quitte à
bouger chaque fois différemment pour répondre à ton émotion du moment.»
Cette expérience a été fondamentale pour Jonas Kaufmann. J'en ai vu
récemment les effets à Chicago, où il incarnait, face à Natalie Dessay, le
Chevalier des Grieux, dans une production hyperringarde de la «Manon» de
Massenet, où il fallait être héroïque pour rester vrai. Regardez le récent
DVD de «Carmen» chez Decca : jamais on n'a vu amant se jeter plus
fougueusement sur sa partenaire, la pulpeuse Anna Caterina Antonacci.
Monter dessus littéralement. On n'est plus dans le tremblotement du
carton-pâte, mais dans le torride de la chair.
C'est le premier ténor allemand à pouvoir se mesurer victorieusement à ses
rivaux d'Italie ou d'Amérique du Sud. Chanter à la fois Beethoven et
Wagner, la mélodie française et le bel canto italien ? C'est là une
autre prouesse de ce pur-sang qui saute tous les obstacles. Jonas Kaufmann
maîtrise à la perfection quatre langues, et s'identifie si complètement à
chacun de ses rôles qu'il ne se demande jamais lequel il préfère. Le voilà
tour à tour et à fond des Grieux, Faust, Rodolfo, Alfredo, Don José,
Florestan, Parsifal, chaque fois aussi naturel. Et vous, vous voilà chaque
fois dépaysé, conquis, subjugué. |
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