Cadences, octobre 2015
Yutha Tep
 
Jonas Kaufmann - ténor héroïque
Le gotha des ténors adulés par la foule comporte des membres illustres mais, sans conteste, une aura particulière enveloppe Jonas Kaufmann. Après son triomphe dans « Carmen » à Orange cet été, il va faire chavirer paris, au moment où paraît son disque Puccini.
 
La belle Kate Aldrich avait beau déployer ses sortilèges vénéneux en Carmen et Kyle Ketelsen rouler des mécaniques en un Escamillo plus matamore que nature, le public des Chorégies d'Orange n'avait d'yeux et d'oreilles que pour Jonas Kaufmann. Et de fait, dès La Fleur que tu m'avais jetée, d'une ligne à véritablement se pâmer, le ténor allemand mettait le Théâtre antique à ses pieds. Plus encore, l'idole des foules lyricophiles démontra de bout en bout une santé vocale éclatante, venant à bout sans effort apparent d'un rôle malmenant l'endurance de tant de ses collègues.

Si, de Munich à Tokyo, en passant par Salzbourg ou Londres (il y incarnera de nouveau Don José en novembre prochain), le désespoir de l'amoureux bafoué lui était totalement familier, le Théâtre antique d'Orange qu'il retrouvait après neuf ans d'absence (il y eut simplement un Requiem de Mozart en 2006), imposait en revanche des ajustements ne semblant guère l'indisposer. Bien au contraire : « Evidemment, avec le vent (ndlr : le soir de la première le 12 juillet), ce ne fut pas facile mais cela n'a pas été si perturbant. Cela fait précisément partie des éléments pour lesquels on fait du plein air, on veut ressentir cette saveur, cette atmosphère. Et Carmen est parfaite en ce sens, qu'il s'agisse des montagnes dans l'Acte III, ou de la place à Séville dans le dernier acte. Le plein air confère ici un « plus » qu'on ne peut obtenir dans une maison d'opéra. Nous avons beaucoup répété au Théâtre antique et c'était fantastique. J'ai étudié les humanités à l'école, j'ai appris le latin et le grec ancien, j'ai donc beaucoup de liens avec l'Antiquité et j'ai toujours été passionné par ce type de sites ».

L'amour de l'opéra français
Le répertoire français dans son ensemble paraît solidement ancré dans l'agenda de Jonas Kaufmann : après le triomphe aussi indescriptible que compréhensible de son Werther de Massenet en 2010, le public parisien attend, le cœur battant et déjà conquis, son Faust de Berlioz à l'Opéra Bastille en décembre. Mais, tient-il à préciser, cet amour de la langue française, qu'il maîtrise parfaitement, n'en est rien exclusif : « Même si j'aime ce répertoire, il est faux de penser que je m'y suis spécialisé. Dès que ma carrière a pris son essor, l'une des idées importantes était justement d'éviter qu'on me mette dans une petite boîte car, quand on vous colle une étiquette, dès que vous déviez de votre répertoire, les gens se disent : « Mais pourquoi fait-il cela ? » En conséquence, si je chante un ouvrage français dans une maison d'opéra, je tiens pour la saison suivante à faire de la musique allemande ou italienne, et vice versa. Cela a payé et aucun opéra ne me considère comme simplement le ténor français, le ténor italien ou le ténor allemand. Pour être honnête, je ne peux même pas dire quelle musique je fais le mieux. J'essaie simplement de faire les choses à ma manière et du mieux que je peux ».

Application à Paris pour les prochains mois : Faust certes à Bastille, mais auparavant, au Théâtre des Champs-Élysées, le si éprouvant rôle de Bacchus dans Ariadne auf Naxos de Richard Strauss avec les forces du Staatsoper de Munich (12 octobre), puis un récital Puccini sous l'égide des Grandes Voix (29 octobre) et à l'occasion de la sortie de son disque-récital chez Sony Classical intitulé fort symboliquement Nessun dorma, sans oublier, bien plus tard et toujours Avenue Montaigne, les wagnériens Wesendonck Lieder avec le National de France et Daniele Gatti (19 mai).

Après avoir endossé partout dans le monde les atours de Caravadossi (Tosca), Des Grieux (Manon Lescaut) ou Dick Johnson (La Fanciulla del West), Jonas Kaufmann s'impose bien comme un passionné (et non un spécialiste, notez-le bien) de Puccini : « En 2013, nous avons eu la double année Verdi et Wagner, avec des milliers de disques et de documentaires sur ces deux compositeurs, dont on sait maintenant à peu près tout. Je me suis demandé pourquoi on ne faisait pas la même chose pour Puccini. J'ai fait ce disque pour essayer de dire qui était cet homme, comment il a évolué de son premier à son dernier opéra. Puccini a certes écrit moins d'opéras que Verdi ou Wagner mais ils sont tous magnifiques. Les deux premiers sont moins connus mais il y a des moments de musique éblouissants. Et le troisième ouvrage, Manon Lescaut, figure déjà pour moi parmi les plus belles œuvres jamais écrites. En fait, à l'écoute des qualités de ses premiers opéras, on ne peut presque pas se douter qu'il y a encore tant de choses à venir, tant cela semble tellement riche. Et pourtant, dans Turandot, il découvre brusquement un spectre de couleurs tout nouveau ».

Calaf, Tristan, Otello...
Jonas Kaufmann ne peut guère dissimuler un enthousiasme particulier : « Puccini a dit lui-même que La Fanciulla del West était son meilleur opéra ; or, ce fut aussi sa partition la plus controversée. En son temps, l'ouvrage a dû sembler étrange car la musique y est tellement différente et moderne, avec des harmonies certainement avant-gardistes. On peut faire une comparaison avec les opéras de Wagner : quand vous les écoutez pour la première fois, vous ne comprenez pas tout à fait ce dont il s'agit, mais en les écoutant encore et encore, on se dit « mais c'est bien sûr ! » Les idées sont si vastes qu'on ne peut pas les appréhender à la première écoute. Il en va de même avec La Fanciulla : les musiciens eux-mêmes ont besoin de 4, 5 ou 6 répétitions pour la comprendre. Brusquement, tout se met en place et la musique devient fantastique ».

...Siegfried, Tannhäuser et Hoffmann
Le disque portant le titre de l'un des airs de Calaf de Turandot, la question s'impose immédiatement : quand Jonas Kaufmann va-t-il incarner sur scène ce prince résolu à enflammer la Princesse de glace ? Comme pour tout ce qu'il fait, le ténor se montre prudent : « Oui bien sûr, je vais chanter Calaf sur scène, mais ce ne sera pas pour tout de suite ! Je ne peux pas vous dire exactement quand et comment, mais c'est un rôle qui est programmé, de même que Hoffmann est programmé. En outre, j'ai 46 ans et il est temps de penser à Tristan, d'autant que, dans deux ans, j'aborde Otello. Il manque aussi à mon répertoire Tannhäuser et les deux Siegfried. Je pense pour ma part que Tannhäuser doit venir avant Tristan qui doit venir avant les Siegfried. Tannhäuser devrait venir d'ici quatre ou cinq ans, puis ensuite Tristan ».

Notre chanteur n'a cependant jamais caché sa perplexité face à ces planifications contraignantes : « Les théâtres décident toujours leurs nouvelles productions cinq ou six ans à l'avance. Pour ma part, j'accepte seulement deux ou trois de ces projets par saison, et je laisse le reste du calendrier pour accepter des projets au tout dernier moment, notamment les concerts, car l'idée qu'un artiste doit se laisser inspirer par la spontanéité des choses se perd un peu ».

Elle ne se perd certainement pas chez Jonas Kaufmann, pour notre plus grand bonheur.



 
 






 
 
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