|
|
|
|
|
Radio France, 14 septembre 2023
|
Par Louis-Valentin Lopez |
|
|
Jonas Kaufmann : "L'opéra a toujours survécu" |
|
|
Le ténor sort ce vendredi "The Sound of
Movies", un disque où il revisite les plus grandes mélodies du cinéma. Ses
projets, son année compliquée, un éventuel retour à Paris, sa vision de
l'opéra, ses reproches... Il se confie en exclusivité à France Musique.
Il est considéré, par beaucoup, comme le meilleur ténor au monde
actuellement. Jonas Kaufmann, reconnu pour ses impeccables interprétations
de Tamino, Lohengrin, Don Carlo ou Don José, fait une incartade au registre
lyrique pour s'attaquer aux "sons des films". The Sound of Movies, son
nouvel album, sort ce vendredi chez Sony Classical. Vingt-deux mélodies,
enregistrées avec l'Orchestre Symphonique National tchèque et son chœur,
avec sur quatre morceaux, la complicité du guitariste monténégrin Miloš
Karadaglić. Pour Jonas Kaufmann, The Sound of Movies présente
"l'influence indéniable de l'opéra sur cette forme d'art la plus populaire".
Un défi pour le ténor de 54 ans, qui, comme il le confie à France Musique,
est en quête permanente de nouveaux répertoires. Quels sont ses futurs
projets ? Comment envisage-t-il l'avenir de l'art lyrique ? Est-il
complètement remis, après ses soucis de santé ? Reviendra-t-il bientôt en
France ? Entretien avec le ténor le plus remarquable de sa génération.
France Musique : Avec votre nouvel album, The Sound of Movies,
vous reprenez des grands classiques de l'histoire du cinéma. Un disque
éclectique avec des airs de West Side Story et de Chantons sous la pluie,
d'Ennio Morricone, de Vangelis et de Hans Zimmer. Comment est né ce projet,
plutôt atypique pour un chanteur d'opéra ?
Jonas
Kaufmann : Je suis toujours en train de chercher des répertoires
que n’ai pas abordés. Or, dans le monde de l'opéra, il est de plus en plus
difficile d’en trouver. Nous cherchions, au départ, à faire des reprises de
chansons américaines typiques, comme Frank Sinatra, mais très vite est venue
l’idée d’aller vers les films, le cinéma. Il s’avère que c’était une
gageure, car il y a beaucoup trop de musiques de film, alors qu’il n’y a
qu’un album. Nous avons réduit la sélection à trente, j’en ai enregistré
vingt-cinq, et nous en avons finalement retenu vingt-deux. Vingt-deux
mélodies que vous avez peut-être oubliées, mais qui évoquent des souvenirs.
Qui vous ramènent au moment où vous les avez entendues, ou au moment où vous
avez vu le film pour la première fois. Pourquoi ne l’ai-je pas fait avant ?
Je ne sais pas, c’est peut-être la question !
Êtes vous
cinéphile vous-même ?
Au cours de ma longue carrière, j'ai
beaucoup voyagé, et me suis souvent retrouvé seul, quelque part, dans une
ville que je ne connaissais pas. Or, avant Amazon Prime et Netflix, l’une
des seules alternatives était d’aller au cinéma. J’ai été au cinéma, tout
comme au musée, dans presque toutes les villes où j’ai voyagé. J'ai vu une
tonne de films. Et au moment où on m'a demandé quel était mon film préféré,
j'ai séché, c'était trop difficile ! Mais la chanson de l’un des films de ma
jeunesse a intégré l’album : le thème principal de La Boum, qui est
fabuleux.
J’imagine justement que vous avez dû adapter votre
voix. On imagine mal un ténor sur Reality de Richard Sanderson… Comment
avez-vous abordé les chansons en tant que chanteur lyrique ?
Au départ, en particulier avec cette chanson d’ailleurs, je suis tombé
dans le piège de copier la version du film que je connaissais. J’ai
enregistré en imitant la voix de Richard Sanderson. Mon producteur m’a dit :
"Es-tu sûr que c’est toujours Jonas Kaufmann" ? Il avait raison. Quoi que
vous fassiez, il faut que vous soyez fidèle à vous-même. Ne pas essayer
d’être quelqu’un d’autre. Tout en respectant l'originale, bien sûr.
Diriez-vous que certaines pistes de cet album partagent des
similitudes avec le répertoire lyrique ?
Certaines chansons
sont très opératiques. Bring him home, par exemple demande beaucoup de
douceur mais il faut une vraie voix. Now We Are Free également, le thème du
film Gladiator, composé par Hans Zimmer. Pour ce qui concerne ces
morceaux-là, si vous ne chantez pas à gorge déployée, l’orchestre vous
mange.
Quel a été, selon vous, le plus gros défi au moment
d’enregistrer ce disque ? "Rester Jonas Kaufmann", comme vous le disiez
précédemment ?
Cet album est constitué d'un vaste mélange de
répertoires. Des thèmes les plus doux, She Was Beautiful, Moon River, aux
morceaux plus opératiques, comme la Sérénade de The Student Prince, morceau
qui fait d’ailleurs partie de ma jeunesse, car je l’ai chanté au Festival du
château Hilderberg dans les années 90. Sans oublier The Loveliest Night of
the Year, du Grand Caruso… Énormément de styles différents, alors que
l’enregistrement n’a duré que quelques jours ! Ce fut peut-être la plus
grande difficulté.
Qu'apportent, selon vous, ces nouvelles
versions, par rapport aux originales et aux interprétations qui vous ont
précédées ?
Je ne sais pas, nous verrons. Sur l'album, nous
proposons un arrangement spécial et inédit d'une chanson basée sur le thème
principal de L’œuvre de Dieu, la Part du Diable. D'autres chansons ont déjà
été enregistrées par des artistes très connus : Andrea Bocelli, Il Divo...
Mais c'est probablement la première fois qu'un chanteur d'opéra s'attaque à
ces morceaux. Il peut être intéressant de voir ce que je peux apporter à ce
répertoire. Ou peut-être, qui sait, de voir quelle est la faiblesse d'un
chanteur d'opéra dans un registre plus "pop".
Dans un tout
autre registre, félicitations pour votre nomination en tant qu’intendant du
Festival de musique d’Erl, en Autriche. Vous avez été choisi parmi
quarante-deux candidats pour succéder à Bernd Loebe. Pourquoi avez-vous
postulé ?
Je cherche toujours de nouvelles aventures. Et
même si mon calendrier est bien rempli, cela fait de nombreuses années que
je critique la façon dont nos opéras et nos théâtres sont dirigés. Il y a eu
la pandémie, puis la crise, mais mon impression, aujourd’hui, c’est qu’une
partie du problème, spécialement au niveau de la billetterie, n’est plus lié
au Covid. Il est lié au fait que l’audience - j’exagère peut-être - en a
marre des mises en scène où tout doit toujours être renversé, où l’on doit
toujours provoquer. Nous vivons dans un monde dans lequel j’assiste à des
productions où personne ne considère le divertissement du public. Je pense
que c’est une erreur. J’ai dit aux autres ce qu’ils ne devraient pas
faire. Et maintenant, je dois montrer si je suis aussi stupide que tout le
monde, ou si je peux changer un peu les choses. Au festival d’Erl, les
paysages sont incroyables, les installations sont remarquables. Bien sûr,
nous n’avons pas les moyens financiers de dépasser tout le monde. Mais à
petite échelle, je peux expérimenter. Voir si diriger un festival est
quelque chose que j’adore - je pense que c’est le cas - ou au contraire
quelque chose que je ne veux plus jamais faire. Nous verrons.
Le Festival de musique d’Erl est connu, mais surtout par les grands
amoureux d’art lyrique. J’ai l’impression qu’il reste relativement
confidentiel pour le large public, contrairement au festival de Salzbourg
par exemple. Quelles sont vos ambitions ?
Nous ne voulons
pas concurrencer le festival de Salzbourg. C’est une festival plus petit,
dans une ville d’environ 8000 habitants. Le défi sera d’amener des gens aux
spectacles et qu’ils rentrent chez eux satisfaits. Que personne ne dise, à
l'issue des représentations : "C’était une expérience… intéressante. Plus
jamais".
Les maisons d’opéra traversent des turbulences, en
Europe comme dans le reste du monde. L’inflation galopante, la flambée du
coût des matières premières, des coûts de l’énergie… En France notamment,
beaucoup d’Opéras ont été contraints de renoncer à plusieurs productions,
pour la saison passée et à venir. Êtes-vous inquiet pour le futur de l’Opéra
?
J’ai toujours été inquiet. Mais d’un autre côté, l’opéra a
toujours survécu. Il y a quelques jours, nous avons célébré à Salzbourg les
150 ans de la naissance de Max Reinhardt. À cette occasion, a été récité un
discours qu’il avait tenu à la fin des années 20, dans lequel il évoquait la
crise des théâtres, son inquiétude quant à une éventuelle disparition.
C’était il y a 100 ans et ils étaient déjà inquiets, donc nous ne devrions
pas trop nous préoccuper ! Mais vous avez raison. L’opéra est un art très
coûteux, car beaucoup de personnes sont impliquées dans les productions. En
Allemagne, les opéras ont aussi dû renoncer à certaines productions car les
coûts de l’énergie étaient trop élevés. Nous devons nous battre, et nous
devrons nous battre encore plus. Mais nous nous devons aussi de présenter au
public quelque chose qui montre l’indiscutable importance de l’opéra, la
beauté de notre culture et de notre éducation, qui démontre l’impérieuse
nécessité de maintenir ces institutions en vie. C'est, je pense, le
principal défi. Il ne s’agit pas tant d’économies, que de réfléchir à
comment nous pouvons proposer la perfection.
2023 a aussi été
une année compliquée de votre côté. Vous avez été obligé d’annuler plusieurs
concerts pour raisons de santé. Comment l’avez-vous vécu, comment
l’avez-vous surmonté, et êtes-vous complètement rétabli ?
J’ai eu une terrible, méchante toux, pendant presque six mois, à cause d’une
infection liée au Covid en fin d’année dernière. La toux ne partait pas.
J’ai fait des pauses, en maintenant quelques concerts au printemps. Je suis
parti une semaine au bord de la mer, pour récupérer, j’allais mieux. Mais je
n’étais pas complètement guéri et fin juin, ou début juillet, ils ont
découvert une bactérie multi-résistante, qui avait infecté mes poumons et ne
pouvait être traitée qu’avec de longues prises d’antibiotiques. Les
médicaments ont aidé, et dès le troisième ou quatrième jour, j’ai senti la
différence. Le seul problème étaient les effets secondaires, énormes. Je ne
suis pas encore revenu à 100% de mes capacités. Quand je me réveille le
matin, je me sens bien plus vieux qu’avant.
54 ans, ce n’est
pas vieux…
J’ai déjà quelques années sur le dos,
dirons-nous. Mais je vais de mieux en mieux, le docteur m’a dit que les
poumons mettaient six semaines à se remettre. Entre temps j’ai donné
quelques représentations, je n’étais pas encore à 100%, mais c’était déjà
bien mieux qu’il y a quelques temps. Je suis donc très confiant pour ce qui
concerne mon prochain projet : Doppleganger de Schubert, les 22 et 28
septembre prochains à New-York.
Et prévoyez-vous d’endosser à
nouveau le rôle de Tristan, dans Tristan et Isolde ? Vous ne l'avez chanté
qu’en juin et juillet 2021. C’était un rôle que tout le monde attendait, et
votre performance avait impressionné et ravi les spectateurs.
Bien sûr que j’aimerais le reprendre, je n’ai pas oublié ce rôle ! Mais
la symbiose, avec Anja Harteros et Kirill Petrenko notamment, était si
parfaite, qu’il est difficile pour moi de décider de faire une autre
production de Tristan et Isolde, qu’elle soit aussi satisfaisante. Mais nous
le ferons, j’en suis sûr.
Peut-être un disque ?...
Ce serait très bien. Mais l’industrie du disque va mal, et il est très
difficile de persuader les labels de produire un disque d’opéra, parce les
coûts sont énormes et les ventes ridicules.
Vous êtes adoré
par le public français. Reviendrez-vous bientôt à Paris ou en France ? Et si
oui, dans quel rôle, pour quelle production ?
Je ne sais
pas… Mes dernières apparitions, à Paris et à Aix, ont dû être annulées. Je
sais en revanche que mon agence est en contact avec Alexander Neef, le
directeur de l'Opéra de Paris, pour trouver un projet commun. Je crois que
nous avons déjà trouvé, mais je ne peux pas vous en dire plus pour le
moment…
Quelle est votre opinion sur la nouvelle génération
de ténors ? Jonathan Tetelman dans le répertoire italien, Benjamin Bernheim
dans le répertoire français…
Nous avons besoin d’eux ! Tout
le monde a ses atouts, je les connais tous les deux. Nous avons
désespérément besoin de ténors qui peuvent remplacer ma génération, et il y
en aura bien plus, j’en suis sûr. Même si avec le Covid il me semble que
quelques jeunes ténors ont abandonné, j’espère que nous n’avons pas perdu
trop de talents. Benjamin Bernheim est fabuleux dans le répertoire
français et très bon dans le répertoire italien, mais je ne dirais pas qu’il
est un ténor italien typique. Peut-être qu’à l’avenir, Benjamin me prouvera
que j’ai tort. Mais pour le moment, selon moi, il a une attitude très
française dans la voix. Ce n’est pas une critique, au contraire, c’est très
beau !
Avez-vous déjà considéré l’enseignement ? Certains
professeurs ont joué un rôle majeur à vos débuts. Des chanteurs et
pédagogues comme James King, Hans Hotter…
Oui, et non ! Je
suis très curieux de voir combien il est possible de transmettre à un jeune
chanteur. Mais on sous-estime probablement à quel point il est difficile,
avec un chanteur débutant, de partir de rien. Le chemin est très long pour
tout intérioriser, pour que les réflexes deviennent automatiques, et en ce
moment, je n’aurais probablement pas la patience… Donc peut-être un jour,
oui, mais seulement si ma famille n’a pas besoin de moi à ce moment-là. Car
c’est un aspect que j’ai négligé pendant des années, et je pense qu’ils
méritent mon entière attention.
En 2017, vous disiez sur
France Musique, je cite : "Il faut faire les bons choix pour ne pas avoir la
carrière d’une supernova". Comment faites-vous les bons choix en tant que
ténor ? Cela vient-il du cœur, de la raison ?
C’est un
mélange des deux. En tant qu’artiste, nous sommes toujours guidés en partie
par vos tripes, par notre instinct. Mais je pense que chaque décision doit
être reconsidérée au prisme du cerveau, de la raison, sinon vous ne pouvez
pas durer longtemps. Ceci-dit, même avec le meilleur cerveau et les
meilleurs conseils, la carrière reste imprévisible. Les changements de la
voix aussi sont imprévisibles. Parfois, nous devons croire en la chance.
J’ai fait les bons choix, mais ce n'est qu'avec le recul que je sais qu'ils
étaient bons.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|