Altamusica.com, 24/11/2008
Gérard MANNONI
 
Jonas Kaufmann, l’émotion avant tout
Même s’il caracole désormais parmi les superstars du chant international, Jonas Kaufmann garde lucidité et passion du travail. Après son récital au Palais Garnier et avant son concert des Grandes Voix en mars au Théâtre des Champs-Élysées, il sera dès demain Florestan dans la nouvelle production de Fidelio, toujours à Garnier. Un ténor surdoué mais perfectionniste.
Au printemps 2007, vous chantiez Alfredo dans la Traviata au Palais Garnier et le public français, en partie ignorant de vos succès ailleurs, vous découvrait. Vous revenez moins de deux ans après comme l’un des ténors les plus demandés dans le monde, précédé d’une grande campagne médiatique et de critiques dithyrambiques. Quels sont les avantages et inconvénients de ce changement de statut ?

À vrai dire, je ne suis pas allé si vite que cela, car je suis dans le métier depuis pas mal d’années ! Le temps était simplement venu de prendre les bonnes décisions. Le problème, d’ailleurs, n’est pas tant d’arriver là où vous dites que je suis, mais d’y rester, avec la même qualité. Avant, je pouvais alterner des soirées excellentes et d’autres plus moyennes. Maintenant tout le monde attend chaque soir quelque chose d’extraordinaire.

Comme j’ai toujours été le plus grand critique de moi-même, je sais que lorsque tout le monde est content, je le suis moi aussi. C’est donc très agréable. En outre, cela me permet de mieux contrôler ce qu’on me propose, de demander quel va être le metteur en scène, quels seront mes partenaires. La qualité de ce que je donne au public est meilleure si je suis en phase avec ceux qui m’entourent dans le travail.

Vous attachez donc beaucoup d’importance aux rapports humains.

Oui, car l’idéal est de créer sur scène des personnages extrêmement crédibles dans un ensemble qui permette aux émotions de paraître vraies. S’il n’y a que l’émotion seule et que l’on reste sans rien faire d’autre, tout est statique, on ne transmet rien. Avec de bons partenaires, c’est comme dans une partie de ping-pong. On reçoit autant d’énergie qu’on en donne parce que le partenaire réagit et vous pousse ainsi à réagir davantage. C’est cette stimulation réciproque qui donne vie et impact au spectacle.

Vous venez de donner un récital au Palais Garnier avec un programme de mélodies assez austère. Pourquoi ce choix de pages de Liszt, Britten et Strauss qui ne sont pas parmi les plus chantées ?

Le récital me donne la seule possibilité de choisir les œuvres que je veux vraiment chanter. Trouver un programme où tout fonctionne bien ensemble est très difficile. Dans un opéra, on raconte une seule histoire. Ici, on a la possibilité d’en raconter une multitude, de quelques minutes chacune. C’est bien plus difficile qu’à l’opéra où tout ce qui vous accompagne, les costumes, les décors, la mise en scène, les partenaires, l’orchestre, le chef, vous aide à créer votre interprétation. En récital, on est seul avec son pianiste et toute la pression est sur soi. Mais en revanche, c’est une occasion exceptionnelle de s’exprimer totalement, d’employer toutes ses possibilités.

Vous avez effectivement montré au cours de ce dernier récital une étonnante maîtrise de toute la technique vocale dont peut disposer une voix comme la vôtre, en plus d’une approche très exacte des textes et de la musique et d’une grande efficacité émotionnelle. Comment travaillez-vous tout ces éléments en préparant un concert ?

La base de tout est la technique. Elle est indispensable si l’on veut effectivement montrer tout ce que peut faire une voix de ténor, mais surtout si l’on veut chanter ce répertoire. Sinon, ce n’est pas la peine de s’y attaquer. Il y a d’autres Lieder beaucoup plus faciles techniquement qui ne proposent aucun défi.

Ensuite, il faut bien coordonner le texte et la musique, puis les pièces entre elles et enfin suivre les émotions qui orientent l’interprétation de chaque mélodie. Pour moi, l’émotion vient en dernier car elle est la plus importante, et ne peut se libérer que lorsque le reste est maîtrisé. Alors, je peux m’y abandonner spontanément au moment du concert, car elle ne doit rien avoir de formaté intellectuellement.

Le travail intellectuel est important avant, car si on ne comprend pas bien le texte, sa recréation ne sera pas fidèle à l’idée du compositeur. Mais quand je chante, je ne veux être guidé que par l’émotion, sinon, je répèterai toujours la même interprétation. Je veux créer chaque fois du nouveau.

Quand je commence à chanter devant le public, il ne reste que l’émotion et elle peut changer d’un soir à l’autre. C’est toute la différence avec le disque. Refaire toujours en scène la même chose ne m’intéresse pas. C’est pour moi un jeu de toujours réagir spontanément sur scène, jusqu’à perdre parfois le contrôle. Quand on termine une mélodie et qu’on se dit : « C’est déjà fini ? », c’est super !

Vous êtes chez vous dans le répertoire germanique, mais vous chantez parfaitement en français. Envisagez-vous d’intégrer à l’avenir des mélodies françaises dans vos programmes ?

J’en ai chanté pendant mes études et j’en referai certainement mais je ne sais pas pourquoi, dans mon esprit, elles sont plutôt écrites pour voix de femme. Strauss est d’ailleurs aussi très souvent chanté par des sopranos et on s’est étonné de m’en voir chanter si souvent. Mais je viendrai certainement aux mélodies françaises et anglaises aussi, d’ailleurs, comme celles de Britten. Pourtant, le répertoire allemand est tellement vaste que nous autres, chanteurs allemands, n’avons déjà pas assez d’une vie pour en faire le tour ! Schumann, Brahms, Wolf, Schubert, Strauss… c’est immense !

Votre répertoire à l’opéra est en pleine évolution. Vous procure-t-il le même plaisir que la mélodie ?

C’est différent, peut-être moins gratifiant musicalement et techniquement que la mélodie, mais c’est un mariage de la voix avec d’autres facteurs qui est aussi passionnant. Il y a une histoire à raconter de manière crédible pour toucher l’émotion des spectateurs, avec un orchestre, et tout le contexte théâtral. Je ne peux pas dire ce que je préfère. C’est formidable de pratiquer les deux.

À l’opéra, quand tout le monde est en forme, il se crée une magie unique en son genre, très forte, irrésistible aussi. Mais ce n’est pas forcément tous les soirs car il suffit qu’un élément soit plus faible pour que l’ensemble en pâtisse. En récital, tout dépend de soi. Mais quand on a un orchestre avec qui rivaliser, cela donne de l’énergie, c’est stimulant, un peu comme les équipes de football jouant à domicile et soutenues par leurs supporters. Elles sont toujours meilleures qu’à l’extérieur.

Pour nous, cet énorme orchestre est à la fois un ami qui nous aide et un rival. Il joue très fort et on doit faire sa place pour être audible. Cela nous donne une poussée supplémentaire d’adrénaline ! Mais cela dépend aussi des répertoires. Chez Puccini, par exemple, la musique qui introduit chaque air crée déjà un tel climat émotionnel qu’on n’a presque rien d’autre à faire que de se mettre en situation.

Avec les premières mesures orchestrales de Tosca, tout est fait. Après, on ne peut pas se tromper. Tout nous est donné sur un plateau d’argent, comme la tête de Iokanaan dans Salomé ! Il n’y a plus qu’à chanter. Chez Mozart, on commence souvent en même temps que l’orchestre. Alors c’est à nous de créer l’atmosphère avec la voix.

Avec la manière dont votre voix se développe, vous allez, à plus ou moins longue échéance, vous orienter vers des rôles comme Otello, Siegmund et même plus tard Siegfried ou Tristan. N’est-ce pas une tout autre manière de créer un climat émotionnel ? Un autre type de défi ?

Il faut effectivement maintenir l’émotion non plus sur cinq minutes, le temps d’un air ou d’une mélodie, mais sur cinq heures. Il s’agit alors davantage de bien structurer l’impact émotionnel. Dans le grand répertoire wagnérien, que j’ai déjà abordé avec Parsifal, on doit par exemple bâtir ses émotions d’une phrase à l’autre, même si sept minutes les séparent. Il faut bien doser les « paquets » d’émotion sur la distance, en contrôlant aussi intellectuellement, sinon cela ne fonctionne pas. Il ne faut pas tout délivrer de la même manière.

Mon prochain projet wagnérien est Lohengrin à Munich en juillet 2009, et puis il y aura Siegmund au Met en 2010, peut-être ensuite Siegfried, Tristan et même Tannhäuser ! Alors là, il faut vraiment bien répartir ses forces dès le début, sinon, on n’arrive pas à être crédible ni à rendre la magie de la musique. Si Norma et Isolde sont les deux rôles dont rêve tout soprano, Otello et Tristan sont ceux auxquels aspire tout ténor, mais il faut les aborder avec pleine conscience de leur difficulté.

Le très beau disque d’airs d’opéras que vient de publier Decca permet de vous entendre dans les vastes répertoires allemand, italien et français que vous pratiquez actuellement, un peu comme une carte de visite. Dans tout cela, qu’est-ce qui vous rend le plus heureux ?

Je ne sais pas. Je me convainc toujours que l’opéra que je chante à un moment donné est le plus beau, le plus intéressant, et ça marche ! Je m’y consacre totalement, je l’aime vraiment et cela devient visible pour le public. Après, ce sera un autre amour. Mieux vaut faire cela à l’opéra que dans la vie, mais pour moi, cela fonctionne très bien. Même si j’ai des doutes avant d’aborder un nouveau rôle, dès que j’ai commencé, c’est fini, je suis pris.

J’ai chanté cette année mon premier Cavaradossi, et on m’avait dit que ce n’était pas très intéressant pour moi. Mais j’ai adoré le chanter ! J’ai chanté à la rentrée dans Manon pour l’ouverture de la saison à Chicago et on m’avait dit aussi que le rôle de Manon était bien plus intéressant que celui de Des Grieux. C’est tout le contraire. Manon est finalement à peu près la même du début à la fin de l’opéra, alors que Des Grieux ne cesse d’évoluer. C’est d’abord un jeune homme fou d’amour assez naïf, puis un homme trahi qui passe par une vraie crise spirituelle et mystique avant de retourner à une passion encore plus dévorante et destructrice.

La plupart des héros de l’opéra français sont passionnants car toujours évolutifs, qu’il s’agisse de Werther, de Faust ou de Don José. Il y a un grand travail dramatique à faire sur eux et la musique suit toute cette évolution. Dans le répertoire italien, les personnages sont beaucoup plus monolithiques. Les héros de l’opéra français permettent de montrer autant d’émotions différentes que le répertoire de mélodies.






 
 
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