Altamusica, le 15/06/2007
Propos recueillis par Gérard MANNONI
 
Jonas Kaufmann, ténor lyrique de caractère
Il vient de triompher en Don José à Covent Garden et sera Alfredo dans la production Marthaler de la Traviata à la Bastille. Entendu à Paris seulement dans Fierrabras au Châtelet et Cassio à l'Opéra, voix d'or et physique romantique idéal, Jonas Kaufmann est le ténor avec qui il faudra désormais compter sur les grandes scènes mondiales.
Quelle a été votre approche personnelle de la musique et du chant ?

Dans ma famille, à Munich, on aimait beaucoup la musique, sans vraiment la pratiquer. On jouait un peu de piano, on chantait un peu, mais pour se distraire. Nous avions des abonnements pour l'Opéra, pour le théâtre. Très jeune déjà, j'aimais donc beaucoup le spectacle, mais il ne me serait pas venu à l'idée d'en faire mon métier. À l'école, comme bien des petits garçons, j'ai chanté dans des choeurs, parfois même des petits solos. Une jeune femme qui faisait un stage pour être professeur de musique et qui chantait m'a entendu et m'a proposé de me donner quelques conseils.

J'ai ainsi commencé vers 15 ans à prendre mes premières leçons, même s'il s'agissait plus d'une initiation que des véritables leçons. Mais c'était suffisant pour me faire comprendre que j'aimais vraiment le chant et petit à petit, j'ai commencé à envisager d'en faire ma profession. J'ai alors pris des cours avec de vrais chanteurs, notamment avec un professeur de la Hochschule de Munich qui avait étudié avec celle qui m'avait repéré à l'école. J'ai travaillé avec lui pendant une dizaine d'années, jusqu'à la fin de mes études au conservatoire.

Avez-vous toujours chanté ténor ?

Toujours, et même au départ dans la catégorie ténor léger ; pas comme un contre-ténor, mais comme un ténor mozartien. J'ai chanté du Haydn, du Lortzing, Don Ottavio, Belmonte, Pedrillo. Au conservatoire, on considérait qu'un jeune ténor allemand devait sonner ainsi. On m'empêchait de trouver des couleurs plus sombres.

À Sarrebruck en 1994, j'ai signé mon premier contrat de ténor léger, mais au bout d'un an, je me suis dit que si je devais me cantonner à ce type d'emploi, je ne tiendrais pas très longtemps, car je fatiguais beaucoup mes cordes vocales. Un collègue m'a indiqué un autre professeur, un baryton américain qui m'a permis de trouver ma voix naturelle et d'utiliser mes moyens comme il le fallait, c'est-à-dire d'obtenir un maximum d'ampleur avec un minimum d'effort. Je pouvais changer de répertoire en me fatiguant beaucoup moins et ma voix s'est développée tout naturellement. Depuis lors, je chante aussi naturellement que je parle.

Vous n'avez quand même pas abandonné complètement le répertoire léger.

J'ai abandonné les baroques et Rossini, mais je chante toujours Mozart et Monteverdi. Néanmoins, je pratique désormais un répertoire nettement plus lourd, aussi bien dans l'opéra français qu'italien ou allemand, sans aller trop loin pour l'instant. Pas encore de Tristan ou de Tannhäuser, ni d'Otello. Il faut garder des buts dans la vie. Otello est un personnage extraordinaire qui nécessite une voix un peu sombre comme la mienne, mais il est tellement intense qu'il demande beaucoup de puissance et d'énergie.

C'est un peu comme Don José dans Carmen. J'ai longtemps hésité à le chanter, car j'avais peur de perdre le contrôle vocal avec un personnage aussi engagé dramatiquement. J'aime beaucoup laisser parler mon tempérament, mais si on n'y fait pas très attention, on se rend compte trop tard qu'on est allé trop loin, et les dégâts sont irrémédiables. Je te tiens, fille damnée ! et la dernière scène, aussi, peuvent être dangereuses si on se laisse trop emporter par l'intensité émotionnelle de la musique et des situations. J'adore ce rôle et cette musique, mais ils ne sont pas à pratiquer tous les jours.

Tout de suite après les représentations de Covent Garden, j'ai chanté dans Rigoletto, et ce n'était vraiment pas facile. Le Duc n'est pas un rôle léger, mais la tessiture est différente, tout comme la couleur de la voix. J?ai senti à quel point il fallait manier avec prudence la gradation des rôles dans l'enchaînement des spectacles au cours d'une même saison.

Un rôle très émotionnel ne permet-il pas de pousser la voix un peu au-delà de ses limites et de la faire ainsi évoluer ?

C'est vrai. J'aime d'ailleurs beaucoup développer spontanément l'interprétation d'un rôle pendant le spectacle, ajouter quelque chose de plus, de différent, tel que je le ressens dans l'instant. Un rôle comme Don José est idéal pour cela.

Votre biographie mentionne que vous avez travaillé avec Hans Hotter et Josef Metternich notamment. S'agit-il d'un vrai travail sur la durée ou de masterclasses ?

Avec Hans Hotter, ce furent seulement quelques masterclasses, tandis qu'avec Joseph Metternich, j'ai travaillé environ dix-huit mois, en le voyant deux fois par semaine. Mais je dois avouer qu'à cette époque, je n'ai pas bien compris ce qu'il voulait que je fasse. Je ne suis pas le seul à qui cela soit arrivé. Bien des chanteurs m'ont dit qu'eux aussi n'avaient compris certaines choses que quatre ou cinq ans après qu'on les leur ait expliquées.

C'est le plus grand problème du chant : ne pas pouvoir sortir ses cordes vocales du gosier et voir exactement comment elles fonctionnent. On ne procède que par des images et des sensations qui sont souvent impossibles à comprendre tant que le hasard ne vous les a pas fait expérimenter. Un professeur doit trouver le niveau de langage qui permettra à l'élève de comprendre les images qu'il décrit. Les uns vont vous dire qu'il faut avoir comme une poire dans la bouche, ou une pomme, les autres qu'il faut ouvrir comme ci ou comme ça. C'est peut-être la même image qu'ils veulent décrire, mais encore faut-il le savoir !

On dit souvent que la vie d'un ténor international est aujourd'hui difficile à gérer, pour le choix des rôles, le nombre de représentations, les voyages.

Notre vie est aujourd'hui très stressante. Le ténor Leo Slezak, qui vécut à la charnière des XIXe et XXe siècles, a écrit trois livres sur le métier pour expliquer combien son travail était fatiguant à l'époque, avec les tournées incessantes où l'on emmenait toute sa famille, son cuisinier, ses nurses, ses chiens, ses costumes. Il fallait un train spécial pour parcourir les États-Unis et on s'arrêtait cinq jours entre chaque spectacle. Aujourd'hui, il est normal pour nous de chanter un soir à New York, de prendre l'avion pour aller ailleurs le lendemain et de revenir terminer les représentations.

Si on refuse en disant que c'est trop fatiguant, c'est très mal accepté. Il faudrait chanter partout en même temps, mais c'est impossible, surtout avec une famille. Personnellement, je ne veux pas faire plus d'une nouvelle production par an aux Etats-Unis, car cela représente au moins deux mois de répétitions, plus le spectacle. Si j'enchaînais plusieurs productions sur le continent américain, je devrais alors complètement y vivre, car il ne serait pas question de rentrer en Europe pour un week-end.

Pour faire une grande carrière aujourd'hui, il faut chanter une fois par an dans chaque grand théâtre : à Londres, à Vienne, à Paris, à Milan, à New York, peut-être aussi à Munich, à Berlin, à Chicago et à San Francisco, si l?on peut. Mais les cinq premiers sont le nirvana du monde lyrique et c'est déjà beaucoup car, en même temps, il faut conserver la même qualité. Là où l'on n'est pas encore venu, il faut ne pas décevoir l'attente due à la réputation qui vous précède, et là où l'on est déjà venu, il faut ne pas décevoir les souvenirs. On est cerné de toutes parts ! La pression est permanente.

Mais c'est aussi un défi très stimulant et je ne peux pas dire que je n'aime pas cette vie. On progresse en surmontant et en gérant ces difficultés. D'ailleurs, je n'aime pas chanter toujours les mêmes rôles. Ce n'est pas le cas cette année, qui est une année Traviata pour moi, mais l'an prochain, je n'en ferai qu'une, à Londres, en janvier. Je m'efforce toujours de varier les rôles au maximum.

Justement, quel nouveau rôle aimeriez-vous aborder dans un avenir pas trop lointain ?

Hoffmann et peut-être aussi Werther. J'aimerais beaucoup Werther, un rôle magnifique mais offrant moins de possibilités d'évolution, d'approfondissement qu'Hoffmann. Je pense qu'on peut ne jamais se lasser des Contes d'Hoffmann.

Existe-t-il selon vous des techniques spécifiques à appliquer aux différents répertoires, italien, français, allemand ?

On doit tout chanter avec sa voix. Il est dangereux de chercher à imiter quelqu'un d'autre, ou ce que l'on dit être l'idéal d'une voix pour un certain répertoire. Si un rôle est vraiment très éloigné de votre voix, il vaut mieux ne pas le chanter. Mais cela dépend aussi des goûts et de l'idée que certains se font d'un type idéal de voix pour tel rôle.

Quand j'ai chanté Belmonte à Salzbourg, les critiques ont dit que je n'avais pas une voix mozartienne. Harnoncourt, en revanche, trouve que j'ai une voix mozartienne. Qui faut-il croire ? Il ne faut pas changer de son ni de voix, mais de style. Par exemple, bannir le portamento chez Mozart, car cela ne fonctionne pas. Cependant, beaucoup de chanteurs se sont spécialisés dans un certain répertoire. On m'a même conseillé de me cantonner à un ou deux rôles de façon à ce que l'on pense à moi dès qu'un théâtre décide de l'afficher. Ce type de calcul n'est pas du tout pour moi.

Vous pratiquez aussi beaucoup la mélodie. Est-ce une nécessité dans une carrière ou par simple plaisir ?

J'aime vraiment beaucoup le Lied, qui est très important pour moi. Dans un récital, on peut faire exactement ce que l'on veut, en osmose avec son partenaire, on n'est pas obligé de faire toujours pareil, comme à l'opéra lorsqu'une mise en scène est fixée et qu'on s'est mis d'accord avec le chef et tous les autres. On a une grande liberté de renouvellement. Je viens de chanter trois fois le Voyage d'hiver, dont une Strasbourg, et c'était chaque soir complètement différent, on peut toujours créer du nouveau. C'est aussi très sain pour la voix. Si on ne peut pas chanter en voix mixte Tamino ou des Lieder, c'est que quelque chose ne va pas.

Avec un goût musical aussi précis, vous entendez-vous facilement avec les chefs d'orchestre ?

Avec certains d'entre eux, je m'entends très bien, comme avec Pappano, car il aime que les chanteurs apportent des idées et aient une personnalité à condition de ne pas en faire trop. On peut avoir de l'initiative, mais en restant dans les limites du goût et du style. Dans Carmen à Covent Garden, il ne voulait pas qu'Anna Caterina Antonacci le regarde trop, et lui a même dit : « c'est toi qui chantes, c'est à moi de te suivre ! » Ca, pour un chanteur, c'est le rêve !

Avec d'autres, qui ont une idée unique et préconçue des rôles, c'est plus difficile. Mais je suis toujours prêt à apprendre de ceux qui connaissent vraiment ce dont ils parlent. J'ai beaucoup appris sur le répertoire italien avec les chefs qui m'ont dirigé en Italie. J'ai pas mal de projets sur l'opéra français avec Nicolas Joel et je pense beaucoup apprendre encore sur la manière la plus adéquate de chanter votre répertoire. De toutes façons, on trouve toujours un compromis, même avec les chefs les plus obstinés.

Dans le domaine de la mise en scène, êtes-vous prêt à tout accepter ?

J'en suis arrivé à un stade de ma carrière où je peux fixer des limites. Avant, ce n'était pas possible. Cela ne veut pas dire pour autant que je n'aime pas les productions folles ou inhabituelles. Quand j'ai accepté de faire la Traviata de l'Opéra de Paris, je savais que c'était Marthaler qui signait la mise en scène et qu'il ne s'agirait donc pas d'une Traviata comme celles que j'ai faites jusqu'à présent.

Et en même temps, j'ai participé à la production Zeffirelli du Met, sans doute semblable à celle de la création de l'oeuvre ! Dans certaines productions modernes, le plus difficile est de chanter toujours au même niveau en exécutant des choses scéniquement compliquées. Quand je fais une production moderne, je rêve d'une production statique et quand je fais une production statique, je rêve d'une production agitée ! J'aime trop le changement. Mais l'important pour moi est qu'une production moderne ne soit ni ennuyeuse ni obscure. Il faut quand même comprendre ce qui se passe.

Ces productions ont l'avantage de montrer que les problèmes des siècles passés sont toujours d'actualité et que les personnages d'autrefois pourraient être nous-mêmes, aujourd'hui. On peut donc les incarner de façon contemporaine, à condition de ne pas raconter une autre histoire que celle du livret et de la partition. Les grandes questions que pose l'opéra sont éternelles, intemporelles.






 
 
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