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qobuz Blogs, 26.5.2015 |
André Tubeuf |
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Operette, Tournee ab 15. April 2015
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Jonas Kaufmann et la Muse qu’on dit légère
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Le Théâtre des Champs-Elysées plein à ras bords ronronnait déjà dans
l’attente. Mince, décontracté, bien pris, hôte content d’être là et qu’on
soit là, il n’a eu qu’à paraître et ça a explosé. Il aurait presque pu
repartir sans chanter, adoré pour autant. Visiblement, on le tient pour
acquis. Fait-on seulement attention à ce qu’il chante, à comment il le
chante ? Le programme, il est vrai, en gros celui d’un récent CD et d’un DVD
pas du tout copie carbone l’un de l’autre, s’en tient à l’opérette
austro-allemande, ou plus exactement mi Vienne mi Berlin des années 20 et
30. Rien qui soit bien familier à la foule (en bas plutôt huppée, en haut
plutôt fauchée) rassemblée au TCE sur les seuls nom et charisme de Jonas, et
à peu près quoi qu’il affiche. Ce qu’à la rigueur elle aurait dans son arbre
généalogique c’est Rudy Hirigoyen dans Je t’ai donné mon cœur ou, en
poussant plus loin et remontant à mieux, Maurice Chevalier en personne dans
les couplets de La Veuve Joyeuse. Combien étions-nous ce soir, suivant déjà
en Jonas le ténor le plus personnel, le plus prometteur, à sa façon propre
déjà le plus accompli que le nouveau millénaire ait révélé, à l’avoir
entendu ici il y a trois, deux saisons, quand il imposait de passionnants
programmes de lieder, et des zébrures peut-être fatales n’apparaissaient que
trop dans un ensemble magique ? Ces soirs-là, à force de bis, il finissait
par donner Das Land des Lächelns, pardon, Le Pays du Sourire. Et il semblait
qu’une bonne part du public ne soit venue que dans l’attente, dans l’espoir,
de ça précisément.
La façon dont il s’est repris et réaffirmé est
phénoménale, et suffirait à montrer la trempe, l’étoffe, derrière le trop
ostensible sourire. Jonas s’est refait des dents, nous a-t-on dit, une
émission (ou plusieurs, et comme il sait en jouer !), des couleurs inédites,
ou des effets peut-être, dans le timbre ; ce soir même, une coiffure ; une
vie privée (qui reste Dieu merci très privée, très préservée) ; un
répertoire surtout. Se sont succédé les Puccini très aventurés de Manon
Lescaut et Fanciulla, plus Chénier, assez éprouvants pour un ténor si peu
italien, si exemplairement allemand, quand ce ténor n’est pas Helge
Rosvaenge ; et même tout récemment Cavalleria/Pagliacci au même programme.
C’est un Jonas flambant neuf qui ressort de ce qui, avouée ou pas, sûrement
a été une crise, ou peut-être plusieurs à la fois, celle d’un ténor beau
comme un astre et équipé vocalement comme un demi dieu, qui longtemps a su
mener sa carrière et sa vie sans les éclats qu’il aurait pu se permettre (et
que quelques-uns attendaient sournoisement de lui) et qui se trouve à
mi-parcours, comme homme et comme artiste. Il est très bien qu’à ce moment
crucial ce projet Vienne/Berlin des années folles, quand l’opérette, le
cabaret chantaient (dansaient) sur un volcan, lui ait apporté cette occasion
de changer de look, de style, de montrer d’autres facettes. Pour être juste,
le CD ne convainquait pas entièrement ; l’acoustique, la fausse présence de
l’enregistrement surexposent ; il y essayait deux ou trois morceaux
berlinois qui n’auraient su tromper ceux qui les connaissaient déjà. Le DVD,
plus direct, nous l’a montré live, imposant une autre verve, un autre punch.
Au TCE Jonas, dans son délicieux français, a expliqué pourquoi ce qu’il
allait chanter ce soir imposait, de par sa nature musicale et son style (et
aussi l’épaisseur redoutable des orchestrations) un micro, au moins pour
certains moments, soit d’extrême projection, soit d’intimité. Quelque
mauvaise humeur (audiblement pas venue de citoyennes superparées) s’est fait
entendre alors. Il n’y avait pas de quoi. Il ne faudrait certes pas qu’aucun
ténor profitât de cet exemple pour recourir à un micro. Il y en a sans doute
bien assez déjà d’invisibles qui sévissent sur quelques scènes. Mais on le
dit là, tout clair. Oui, c’est à travers son micro le plus souvent que ce
soir on va entendre Jonas ; mais il ne lui défigure pas la voix ; et
surtout, ce qu’il mettra dans ce micro, c’est bien cette voix, cette
plastique vocale si individuelles qui ne sont qu’à lui et qu’on aime ; dans
une forme (influx nerveux, joie de chanter) olympiques ; et fraiches comme
l’œil.
On se laissait aller à ronronner soi-même à entendre dès le
début, dans une sorte de pot-pourri de Giuditta, chanter à l’orchestre le
merveilleux thème : Meine Lippen, si küssen so heiss, que Jarmila Novotna
(la créatrice), Maria Reining, Schwarzkopf ont soupiré sensuellement et
d’une voix dorée. Le Rundfunk de Munich, hélas, n’a pas de ces soupirs-là.
On ne l’entendra pas câliner, caresser, pas même vraiment chanter, une
mélodie telle que celle-là. Dieu, que Lehar aurait été mal à l’aise en
entendant tout ce métal, ce clinquant, cette milice, cette fanfare-là. N’en
disons plus rien, car Jonas va chanter.
On sait le prestige du
timbre, qui se remarque à l’instant, porteur d’un charme resté naturel et
même bon enfant, sans affectation d’ailleurs. Le modelé des phrases que
Lehar a écrites pour Tauber et à ses justes mesures, ce Tauberlied (comme on
disait) qu’il devait y avoir dans chaque opérette et dont le disque allait
faire un best seller, l’esprit insinuant et un rien cajolant que Tauber y
mettait, tout cela se retrouve de façon comme prédestinée (et pas vraiment
étudiée) dans la manière de Kaufmann : comme si Lehar, et Tauber ensuite
s’écrivant pour lui-même Du bist die Welt für mich, avaient pressenti ce
lointain héritier. Tauber, rappelons-le, n’hésitait pas devant Florestan et
d’abord Lohengrin ; c’est lui qui a créé pour l’Allemagne Turandot (qu’il a
appris en une nuit ou à peu près). Avant tout magnifique ténor mozartien, il
s’est inventé, idéale pour le micro et le boom du disque électrique, cette
mi-voix, cette falsettisation timbrée, effets magiques d’un souffle
splendidement conduit qui est, en l’occurrence, le vrai magicien. Dès le
premier Fidelio qu’il nous a fait entendre, Jonas a sidéré par sa façon à
lui d’enfler la voix sur une attaque pianissimo, sorte de messa di voce à
l’envers. Ce qu’il nous a fait entendre au TCE c’est surtout du Tauber, et
du meilleur : Tauber n’aurait sans doute pas pu, lui, dans son extrême aigu,
revenir de cette falsettisation vers son éclatant plein timbre. Tout ce
répertoire, Franz Volker, Julius Patzak, l’incomparable (en matière de pure
voix) Joseph Schmidt l’ont popularisé avant Jonas, sans cesser d’être des
princes du chant. Il est très admirable que, sautant par dessus tant
d’années et de modes mort-nées, un ténor d’aujourd’hui nous rappelle le prix
de cette élégance, de cette tenue, et démontre qu’elles restent possibles.
Résurrection elle-même peut être mort-née… Car, hélas, y a-t-il vraiment un
public pour ces exercices de très haute école vocale, qui sont tout sauf des
facilités qu’on se donne, mais la dure et belle école où se polit un Mozart
éternel ? On avait un peu l’impression, vrai bémol de la soirée (après
l’orchestre) que le public applaudira Jonas quoi qu’il fasse, et même le
pousserait à le faire n’importe comment, pour se rendre plus proche. Ce
n’est pas lui, artiste suprême comme il est, qui se cherche un bain de
foule. C’est la foule qui vient prendre un bain de Jonas…
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