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Forum Opera, 16 Juillet 2021 |
Par Jean Michel Pennetier |
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Wagner: Tristan und Isolde, Bayerische Staatsoper ab 29.6.2021
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La mort plus forte que l'amour
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Rarement une représentation d'opéra
n'aura connu une telle attente dans le petit monde des lyricomanes : une
œuvre mythique dans les lieux de sa création, dirigée par un chef qui
faisait ses adieux à l'institution, et affichant deux prises de rôle ; celle
du plus recherché des ténors de sa génération et celle d'un soprano rare sur
les scènes, partenaire du premier depuis plus de 20 ans. Ajoutons enfin un
metteur en scène vedette, l'un des plus doués là encore. La pandémie ayant
conduit à l'annulation de la quasi totalité des spectacles programmés ces
derniers mois, le doute aura plané jusqu'au bout sur la tenue effective de
cette série, et sur les possibilités d'y assister : jauge retenue (modifiée
jusqu'à quelques jours de la première), conditions de déplacement, et
surtout santé des artistes. Dans ces conditions, l'émotion peut prendre
facilement le dessus sur l'objectivité (tant mieux au fond, car l'opéra est
pour nous affaire d'émotion) mais nous pensons que le pari aura été tenu
au-delà des attentes.
Le spectacle de Krzysztof Warlikowski semble
débuter un peu platement. L'unique décor figure la Galerie Paul Rosenberg,
située autrefois à Paris, au 21 rue La Boétie et dont les collections furent
partiellement spoliées par les nazis pendant l'Occupation (les lieux
accueillirent de plus l'Institut de Questions Juives). Le rapport avec
Tristan und Isolde est plutôt ténu et la référence aura logiquement échappé
à tout spectateur non préparé avant la représentation. Ce décor de belles
boiseries est complété par un écran qui descend de temps à autre des
cintres, figurant des vidéos, comme autant de tableaux vivants exposés.
Pendant le prélude, des images de synthèse nous montrent deux goélands
volant au-dessus des flots. L'image prend du champ : les oiseaux sont en
fait vus à travers le hublot d'un navire. Un traveling arrière nous fait
découvrir, dans des tons un peu sépia, un couloir avec de nombreuses portes
de cabine, décoré d'un papier peint tristounet. L'écran se relève et nous
voyons deux figurants, grimés comme deux mannequins de devanture de magasin
de vêtements, et se déplaçant avec des mouvements de marionnettes. On
supposera au fil du spectacle qu'il s'agit des deux amants, malgré quelques
questions ultérieures de cohérence, le mannequin en blouson bleu étant
Tristan et celui en jaune, Isolde. Le jeune marin est un blessé de guerre
dont Brangäne, habillée en infirmière, soigne les yeux bandées. Les potions
magiques sont dans un joli petit meuble vitré. Tristan porte un uniforme un
peu fatigué mais Isolde est au contraire d'un chic très callassien. Pour
cette introduction donc, pas de surprises mais plutôt un petit air de
déjà-vu, en ce qui concerne la scénographie du moins. Pour Warlikowski, il
est important de rappeler visuellement les événements qui précèdent le lever
de rideau, un passé fait de souffrances : la guerre entre la Cornouailles et
l'Irlande, le sinistre sort du cadavre de Morold, le fiancé d'Isolde, mais
aussi la jeunesse de Tristan, orphelin de père et de mère. Tous ces
événements sont progressivement racontés par les divers protagonistes tout
au long de l'ouvrage, et Warlikowski considère qu'ils structurent les
pulsions autodestructrices de Tristan : par le passé, celui-ci s'est mis de
lui-même en position d'être tué par Isolde en venant se faire soigner par
elle, après avoir tué son fiancé. Il est l'artisan décisif du remariage du
roi Marke et s'est proposé comme son exécutant auprès d'Isolde ; au premier
acte, il propose son épée à Isolde pour qu'elle puisse se venger, puis
accepte ce qu'il pense être un poison ; il se jette de lui-même sur l'épée
de Melot à l'acte II ; enfin, il faut que ce soit Kurwenal qui ait l'idée de
recourir à Isolde pour venir le guérir... Le personnage d'Isolde est
excellement développé. Warlikowski réussit à figurer les deux dimensions de
la jeune femme : future reine, mais aussi fille de magicienne et elle-même
experte en potions, à cheval sur un nouveau monde et les anciennes
traditions païennes. On se rappelle alors quel excellent directeur d'acteur
peut être le metteur en scène polonais. Cette impression est confirmée par
le duo qui suit, réglé au cordeau, et d'une rare intensité. Vient enfin la
scène du philtre. En parfaite fusion avec la musique, le triste papier peint
que nous avions évoqué s'anime, ses gris hortensias se parant de couleurs
psychédéliques, avant de laisser place à un entrelacs rougeoyant, comme une
grille de métal brûlante. Il est dommage que les chœurs soient placés en
coulisses, ce qui prive la fin de la scène d'un peu plus de mordant. L'acte
II est plus rangé. Warlikowski a choisi de ne pas détourner inutilement le
spectateur en multipliant les détails secondaires et se fixe sur l'essentiel
: il n'y a pas d'amour possible pour les deux protagonistes. La vidéo, comme
prise par une caméra de surveillance, nous présente cette fois Isolde
allongée sur le lit d'une chambre d'hôtel et attendant (longuement)
l'arrivée de Tristan. Notons que, contrairement aux projections de Bill
Viola utilisées par Peter Sellars pour son Tristan parisien, les vidéos sont
ici essentiellement statiques et ne détournent pas la concentration sur le
visuel. Les deux amants chantent leur duo assis sur deux fauteuils éloignés
de plusieurs mètres, dispositif qui figure l'impossibilité à se rejoindre
dans laquelle ils se trouvent. Sur l'écran, leur tentative d'union dans le
suicide est avortée par l'arrivée du roi sur scène, tandis que les amants
sont submergés par une eau noirâtre. Au moment du duel, les deux pantins du
prélude arment l'un Melot et l'autre Tristan, tandis que le roi quitte la
scène. Le troisième acte se déroule toujours dans même décor, agrémenté
cette fois d'une grande table à laquelle sont assis de nouveaux pantins, de
plus petites tailles cette fois. Alors que Tristan est lui aussi attablé,
Kurwenal semble veiller le pantin bleu du prélude, étendu sur le divan. On
comprend que cette tablée représente un orphelinat avec ses tristes petits
pensionnaires aux crânes rasés, lieu qui aurait pu accueillir Tristan après
la disparition de ses parents. Suivant ses degrés de conscience, Tristan
alternera sa place à la table avec celle du pantin sur le divan, personnage
qui le représente dans son passé. Tristan explique d'ailleurs
énigmatiquement à Kurwenal « Wo ich erwacht, weilt' ich nicht ; doch, wo ich
weilte, das kann ich dir nicht sagen » (« Là où je me réveille, je ne suis
pas, mais là où je suis, je ne peux pas te le dire ») comme s'il revenait
d'un impossible voyage. Le pantin représentant Isolde rejoint finalement
celui représentant Tristan. Pendant le Liebestod, la vidéo figure deux
gisants qui laissent progressivement la place aux deux amants dans le lit de
l'acte précédent, s'éveillant, réunis et sereins par-delà la mort.
Depuis de nombreuses années, Jonas Kaufmann avait annoncé sa prise de rôle
en Tristan, s'essayant d'abord au deuxième acte en concert, mais devant
renoncer à un troisième acte dans les mêmes conditions pour cause de
pandémie. Comme nous l'avions signalé à l'époque, la voix du ténor allemand
n'a pas la puissance de celle des Heldentenor auxquels nous sommes habitué
dans ce répertoire. Mais, en ce domaine comme dans bien d'autres, ce n'est
pas uniquement l'envergure de l'instrument qui compte, mais ce qu'on en
fait. Avec une pareille acoustique, une telle direction musicale et une
partenaire parfaitement appariée, les éventuelles réserves ne tiennent
d'ailleurs plus. D'autant que, pour cette quatrième et avant-dernière
soirée, Kaufmann semble être tombé dans la potion magique, soit que
l'apprentissage des représentations précédentes lui permette de gérer de
manière plus sereine les trois actes, soit que la présence des caméras ait
galvanisé l'interprète (le début de l'acte II fait même craindre pour la
suite en raison de sa véhémence). Toute la représentation est ici une
magistrale démonstration d'intelligence musicale, avec un premier duo à
l'acte I absolument remarquable, un duo d'amour hors du temps, et culmine
avec un acte III bouleversant, où tout serait à citer. Intelligence de
l'expression, timbre idéal, jeu sur les couleurs et sur le souffle, ce
Tristan atypique est d'emblée une référence. On retrouve des qualités
similaires chez Anja Harteros. Certes la voix n'est pas de celles qu'on
entend habituellement dans le rôle : les moyens sont plus proches de ceux
d'une Waltraud Meier (avec laquelle Harteros partage un magnifique talent de
diseuse) que de ceux, telluriques, d'une Nina Stemme au souffle inépuisable.
La voix manque également de la largeur de timbre attendue pour donner son
caractère voluptueux au Liebestod. A l'occasion, on pourra également
déplorer quelques faussetés d'intonation ou des aigus à la limite des
possibilités de la chanteuse. Ceci posé, le soprano allemand ne connait
aucun problème de projection et la voix passe sans problème l'orchestre.
Surtout, l'interprétation dramatique est en tous points remarquable.
Harteros sait montrer tous les aspects du personnage : amoureuse ou
hautaine, en proie aux désirs de vengeance comme à ceux de l'abandon, future
reine mais aussi terrible magicienne. Rarement une composition d'Isolde
n'aura été aussi complète ni aussi parfaitement appariée à celle de Tristan.
Face à un duo d'une telle sophistication, le Kurwenal de Wolfgang Koch nous
a semblé un brin plèbéien, et le roi Marke de Mika Kares un peu distant
(mais peut-être s'agit-il d'un parti pris de cela mise en scène). La
Brangäne d'Okka von der Damerau est absolument remarquable : voix puissante
et ductile, interprétation subtile. La facilité de son registre aigu peut
laisser entrevoir un grand soprano wagnérien en devenir, mais l'annonce de
ses débuts prochains en Brünnhilde (Die Walküre) à Stuttgart nous semble un
pari un peu prématuré. Sean Michael Plumb est un Melot sonore et bien
chantant. Christian Rieger en pilote et Dean Power en berger complètent
efficacement la distribution.
Kirill Petrenko dirigea son premier
Tristan à l'Opéra de Lyon en juin 2011. Dix ans plus tard, il quitte l'Opéra
de Munich pour prendre les rênes de la prestigieuse Philharmonie de Berlin :
un itinéraire à la hauteur de son talent exceptionnel. On retrouve ce soir
les qualités typiques du chef austro-russe : précision, transparence,
tension. Sans doute moins la sensualité pourtant inscrite dans cette
partition. A la tête d'une formation qui n'est pourtant pas la meilleure du
monde, mais qui ce soir est proprement en état de grâce, Petrenko obtient
des miracles, en véritable alchimiste, s'appliquant au détail (contrastes,
couleurs, instruments mis en avant) sans jamais perdre de vue l'arc
dramatique, de sorte que la représentation nous aura semblé étonnament
courte. Il faut également saluer l'attention du chef aux chanteurs avec
lesquels ses instrumentistes dialoguent tout au long de la soirée.
Le
miracle de cette soirée tient principalement à ce travail d'équipe et à une
complicité entre les différents acteurs qui prime sur une simple
juxtaposition d'individualités, aussi exceptionnelles soient elles.
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