|
|
|
|
|
Olyrix, Le 19/04/2021 |
Par Vinda Sonata Miguna |
|
Wagner: Parsifal, Wiener Staatsoper, 18. April 2021 (Stream, Aufzeichnung vom 11. April 2021)
|
|
Parsifal étoilé capté à Vienne : héros dédoublé, souvenirs prisonniers
|
|
Parsifal de Wagner confronte ses
souvenirs et ses regrets dans les décors pénitentiaires de la nouvelle mise
en scène signée depuis la Russie par Kirill Serebrennikov pour l'Opéra
d'État de Vienne. Elīna Garanča (Kundry) et Ludovic Tézier (Amfortas)
débutent dans leurs rôles aux côtés de Jonas Kaufmann (Parsifal), Wolfgang
Koch (Klingsor) et Georg Zeppenfeld (Gurnemanz). Philippe Jordan assure la
direction musicale : « L'espace de la prison dans ma mise en scène,
remarque Kirill Serebrennikov, est une métaphore d'un monde borné, rétréci
et dogmatique dans lequel les soldats se sont eux-mêmes confinés et dans
lequel tout se passe autrement que ce devrait être le cas. » La vision de
l'espace devenu temps (Zum Raum wird hier die Zeit, chante Gurnemanz dans
cet opus) indique dans le contexte pénitentiaire et dystopique la perte de
perception temporelle des soldats sans foi ni loi, ni devenir. Les couleurs
du décor, concentrées sur les teintes de gris et de brun, reflètent ce
pessimisme. La façade et l'ambiance générale de Montsalvat (Palais du Graal)
sont inspirées par la ruine aux alentours de Moscou, celle-là même qui
domine la vidéo en noir et blanc. Elle fournit tantôt un lieu contextuel,
tantôt une élaboration visuelle qui complémente la scène. Les lumières de
Franck Evin simulent bien la tombée angulaire du rayon de soleil filtrant au
travers des crevasses de pierre et établissent tout autant cette ambiance
entre le réel et l'imagination en guise de jeu d'intensité lumineuse pendant
les moments clés. Architecturalement, la séparation entre les deux premiers
actes d'une part et le dernier acte d'autre part manifeste à la fois une
discontinuité temporelle et morale. Au lieu de postuler la rédemption comme
un retour à l'ordre, elle signale dans la mise en scène une rupture de
l'espace et des conventions.
La figure centrale du drame est le
Parsifal du passé (joué par le comédien Nikolay Sidorenko du Schauspiel
Köln-Théâtre de Cologne). Son parcours narratif est représenté sur scène et
dans la vidéo. Jonas Kaufmann incarne et chante le Parsifal du temps
présent, agissant en observateur et juge de ses propres souvenirs.
L'interaction des deux Parsifal, leur premier regard échangé déclenche un
impact dramatique absolu, marquant la confrontation du héros avec lui-même.
Quoique la direction scénique statique pourrait le reléguer au second plan
(au profit de l'autre Parsifal), Kaufmann maintient habilement sa présence
scénique en couplant son chant, d'une précision remarquable et d'une
expressivité organique, avec l'attention aux détails dans son jeu d'acteur.
La brillance de son timbre, très caractérisé, capte simultanément le
tempérament du personnage et ses tourments intérieurs. Il n'est nullement
intimidé par les explosions émotionnelles du personnage et souligne sa
capacité non seulement comme chanteur, mais aussi comme acteur du drame
psychologique.
Georg Zeppenfeld impressionne en Gurnemanz. Il
incarne pleinement le gardien de la foi blasé, endurcit, mordillant les
dernières traces de sa dignité. Son seul ancrage est pour l'illusion perdue
et se manifeste dans les tatouages de symboles religieux par lesquels il
marque les prisonniers. Le caractère sombre du timbre s'impose à travers son
chant solennel et sa présence scénique charismatique. La précision vocale
est excellente et les intonations sont nettement et consciemment articulées
pour convenir à la finalité dramatique du personnage, dans la vue d'ensemble
comme dans les détails de ses apparitions scéniques.
Elīna Garanča
campe une Kundry marquante dans sa prise de rôle. Serebrennikov avoue que sa
conception du personnage est en conflit avec celle de Wagner : il refuse de
représenter Kundry dans la « posture patriarcale du XIXe siècle » (bien
exprimé d'ailleurs ici par le "dienen" -servir- qu'elle chante à Gurnemanz
avec cynisme). Il souligne au lieu de cela son influence sur le drame et
même son féminisme. Garanča capte cette complexité de Kundry dans son
contexte originel et celui de la mise en scène : elle est tour à tour
défiante, séduisante, fataliste et désespérée. Son timbre velouté, doté de
puissance et de clarté dans le registre haut ainsi que de solennité dans le
registre bas, confie une gravité appropriée au personnage souffrant du
conflit intérieur entre la conscience et le rôle qui lui a été imposé. Le
paroxysme du péché « Ich sah Ihn, und lachte! » (Je l'ai vu et j'ai ri !)
montre une femme transfigurée dans et par sa propre souffrance. Son
interaction avec les deux Parsifal produit deux effets dramatiques et
temporels décalés, qu'elle exploite tous deux avec habileté.
Ludovic
Tézier, également dans sa prise de rôle tant attendue, est un Amfortas tour
à tour désavoué et arrachant. Le personnage est interprété comme un roi
déchu (qui incite Gurnemanz à trouver son remplaçant) et frère antithétique
de Klingsor. La sublimité du personnage, qui repose sur la contradiction
entre ces deux traits, est exprimée par son jeu d'acteur montrant une bonne
compréhension du personnage à la fois dans le contexte originel et celui de
la mise en scène. Le timbre, d'une nuance plus sombre que celui de
Zeppenfeld, s'impose avec vibrance et précision à chaque présence scénique.
L'intonation vocale est organique, mélodique et parlante aux moments justes,
comme le prouvent ses deux récits qu'il livre avec soin et clarté dans
l'intention dramatique. L'aspect le plus frappant de sa présence scénique
repose sur la conscience du décalage entre le caractère tragique et noble de
ses supplications et le cadre dégradant dans lequel elles sont livrées.
Wolfgang Koch, pour le rôle de Klingsor, puise dans sa présence
charismatique et campe un antagoniste révoltant. Il est un magnat des médias
qui capitalise sur la brutalité de Montsalvat et alimente l'addiction du
peuple. Son monde et sa vie luxurieuse ont été achetés au prix de sa
conscience et aux dépens des femmes (les filles-fleurs) qui travaillent pour
lui, comme de Kundry. Le chant qui met son timbre métallique en valeur,
ainsi que l'union entre la gravité vocale et les accentuations stratégiques,
concrétise la présence menaçante du personnage. Sa fin repose sur
l'interprétation métaphorique de la lance sacrée : las de son traitement
dégradant, Kundry décide avec Parsifal de mettre fin, enfin, à son règne.
Le Titurel de Stefan Cerny s'impose sur scène dans l'intermédiarité
entre le réel et la mauvaise conscience d'Amfortas. L'engagement de Carlos
Osuna (Premier Soldat) et Erik Van Heyningen (Second Soldat) se laisse
également remarquer dans leur confrontation avec Gurnemanz, de même que
celui de Patricia Nolz (Premier Ecuyer) et Stephanie Maitland (Second
Ecuyer) lorsqu'elles annoncent l'arrivée de Kundry. Parmi les filles-fleurs,
Anna Nekhames sort du lot par sa précision et son expressivité vocale.
Les Chœurs sous la direction de Thomas Lang fournissent un grand appui
dramatique sans tomber dans le piège de l'uniformité. Le chœur d'hommes
atteint une forte intensité vocale et dramatique notamment dans la
procession du premier acte. Le chœur de femmes est également expressif dans
la scène de la séduction, ponctuant habilement la mélodicité collective et
les accentuations perçantes. Le chœur de la coupole se fond sur la
profondeur sonore de l'orchestre et produit une ambiance à la fois
mystérieuse et solennelle.
La direction musicale de Philippe Jordan
se caractérise par sa solidité, son raffinement, et son harmonie avec les
chanteurs. L'intention dramatique est soignée avec sensibilité et patience
dans l'ensemble des actes comme dans les détails à l'intérieur des scènes.
Les cuivres fonctionnent en moteurs du drame dans la première
Verwandlungsmusik (musique de transformation) et lui accordent un
sous-entendu fatal. Dans la Karfreitagszauber (enchantement du Vendredi
saint), le dialogue entre les vents (notamment les clarinettes) et les
violons porte la mélodie de la masse sonore et prépare dans le même temps la
descente douloureuse vers la deuxième Verwandlungsmusik. Celle-ci est d'une
noirceur à la fois sublime et effrayante, imposée sans hésitation et
accompagnée des battements impitoyables des cloches du temple -ou plutôt
celles du Jugement Dernier. Finalement, l'évaporation fine des sons fournit
une conclusion dramatique qui enveloppe l'utopie de la liberté dans une
ambiance éthérée.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|