Olyrix, 18/12/2019
Par Andreas Wahlberg
 
Korngold: Die tote Stadt, Bayerische Staatsoper, ab 18. November 2019
 
La Ville morte, conquise par Kaufmann, Petersen et Petrenko à Munich
La Ville morte de Korngold renaît à l’Opéra d’État de Bavière pour la première fois depuis 1956 et pour la prise de rôle du ténor vedette Jonas Kaufmann, dans une mise en scène qui marqua en 2016 les débuts lyriques de Simon Stone (à Bâle, sa ville natale) :

Le metteur en scène australien qui a récemment ancré à Paris sa Traviata influenceuse dans l’univers médiatique de notre époque, propose une interprétation en polaroid-années 1970 de La Ville morte, avec une machine de karaoké (pour le « tube » de l’opéra, Glück das mir verblieb-Joie qui fut près de moi), ainsi que des affiches révélatrices : Blow-Up (1966) d’Antonioni pour accentuer l’indécision entre rêve et réalité, celle de Pierrot le Fou (1965) de Godard préfigurant l’apparition de Frank en Pierrot à l’acte II. Ou encore, plus proches de nous, les affiches de Dirty Dancing (1987) et de Freddie Mercury (vers 1981). D’autre part, le rapport avec Vertigo (Sueurs froides, 1958) de Hitchcock –déjà présent dans la thématique que ce film et cet opéra doivent à Bruges-la-Morte de Rodenbach– est renforcé par l’éclairage de Roland Edrich, dont les lumières clignotantes représentent et concrétisent les conditions psychologiques de Paul.

Les décors et la scène tournante (presque sans cesse) de Ralph Myers contribuent également à manifester la psyché du personnage, sa difficulté à naviguer dans son bungalow cubique, de plus en plus fractionné. Et lorsque des doubles de Paul, Marietta et Marie y apparaissent en masse, la confusion totale de Paul se répand aussi dans la salle, invitant les spectateurs à partager (ou considérer) sa perspective plurielle, schizophrénique.

La direction d’acteur tend l’oreille vers la musique : elles n’ignorent ni ne craignent aucun potentiel de jeu comique ni de mickeymousing (la synchronisation des gestes des acteurs avec ceux de la musique), pas davantage qu’elle ne néglige l’importance de moments sublimes et fort émouvants. Paul est ainsi rendu moins psychotique et obsédé envers Marie –victime d’un cancer dans cette mise en scène, comme récemment dans La Traviata et souvent chez Simon Stone– mais plutôt dévoué à soulager ses douleurs. Mais, en la laissant raconter son histoire, Simon Stone se montre aussi compatissant envers Mariette, issue de la classe inférieure et (à juste titre) déçue des promesses non tenues de Paul.

Le plateau vocal se constitue principalement de membres de la troupe de l’Opéra de Munich. Jennifer Johnston impressionne en Birgitta (gouvernante de Paul) par sa diction excellente et varie les couleurs de son chant selon la situation. À l’acte II, la drôle de bande de camarades du théâtre se lance dans une griserie du petit matin autour d’un chariot de shopping, scène mémorable. Corinna Scheurle (Lucienne) maîtrise non seulement la barre de danse verticale mais aussi son mezzo profond et tendre, tandis que Mirjam Mesak (Juliette) tire de son soprano rond de riches nuances dans le medium-haut. Manuel Günther prête son ténor charpenté aux deux rôles de Gaston (danseur) et Victorin (metteur en scène), et son collègue Dean Power le sien –au timbre encore plus clair– aux interventions du Comte Albert.

Andrzej Filończyk incarne Frank et Fritz avec un jeu quelque peu théâtral qui se trouve dans son juste élément pour l’autre « tube » de l’opéra, Mein Sehnen, mein Wähnen (Mon désir, mon délire). Ses moyens vocaux y gagnent en corps et en brillance mais le très jeune baryton polonais aura toutefois l’occasion d’encore les affiner (comme sa projection).

L’ovation debout après rideau final est toutefois destinée à trois artistes : Marlis Petersen, Jonas Kaufmann et Kirill Petrenko. Ayant ravi le public munichois cet été dans le rôle-titre de Salomé (par Warlikowski), Petersen est reçue à la hauteur des attentes et du double rôle de Marietta et l’apparition de Marie, individualisant cette dernière par un ton de deuil légèrement spectral. Sa Marietta vit une multitude d’états émotionnels : de la danseuse enjouée à l’émancipée sensuelle, puis l’irritation et l’insinuation à la limite d’une vengeresse opératique, avant de reprendre son ton jovial, calme et aimable pour la "fin heureuse" (dans l’œuvre, l’assassinat se révèle n’être qu’un rêve). Elle maîtrise autant le jeu vif et naturel que son soprano charpenté, rond et carillonnant, qui lui permet des phrases denses et intenses à travers les registres, sans compromettre l’aspect théâtral (et d'un bel canto non démonstratif).

D’emblée nerveux et agité (comme le demande le livret), le Paul de Kaufmann chante tout d’abord avec un ton brusque et dur qui laisserait désirer plus de brillance et de nuances. Cet aboiement initial se révèle cependant être son mécanisme de défense et s’effondre à un moment précis : lorsque Paul affronte ses projections psychologiques. Le ténor barytonnant de Kaufmann trouve également sa meilleure projection vocale et son assise, son équilibre et sa densité, ainsi que sa tendresse et son éventail de nuances et de couleurs. Si jamais son chant (par contraste dramatique) joue sur la colère ou semble perdre en richesse de timbre et en brillance romantique, Kaufmann se montre à tout moment capable de reprendre, voire d’améliorer la maîtrise de sa douceur caractéristique, surtout vers les aigus : la reprise de Glück, das mir verblieb dans un tempo douloureusement lent, conclut non seulement la représentation, mais aussi les passions et l’épuisement mental et corporel d’un caractère vieillissant.

Les chœurs de la maison (préparés par Stellario Fagone) font preuve d’une grande variété sonore : les enfants avec un chant clair (presque comme d’une seule voix), les hommes avec une puissance fatidique, et la phalange dans son ensemble (femmes comprises), tantôt susurrant (comme venant de nulle part), tantôt religieux ou d’une gravité fatale. Kirill Petrenko, dirigeant le Bayerisches Staatsorchester, ne craint pas les sonorités étendues rappelant la musique de film (à laquelle est souvent réduit Korngold, parce qu’il travailla ensuite à Hollywood), ni les aspects comiques et la verve dansante de la partition. Le chef ne néglige toutefois pas non plus l’avant-gardisme de l’écriture orchestrale, employée au mieux pour illustrer le drame, et surtout pas la violence qui réside dans la musique : les coups lancinants de la maladie (de Marie) et du drame domestique, qui complètent la discrétion relative de Simon Stone.











 
 
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