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Concert Classique |
François Lesueur |
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Liederabend, Paris, Théâtre des Champs-Elysees, 20. September 2018
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JONAS KAUFMANN EN RÉCITAL AU THÉÂTRE DES CHAMPS-ELYSÉES – CULOTTÉ !
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Après deux tentatives avortées à Londres
et à Rome courant 2017, Jonas Kaufmann (photo) a fini par se mesurer aux
Vier letzte Lieder de Strauss, sur lesquels aucune voix masculine n'avait
encore osé se poser dans son intégralité. Prétention, inconscience,
inutilité, courage ? Tout jugement pourra être invoqué, cependant personne
ne pourra reprocher au célèbre ténor de s'endormir sur ses lauriers, ou de
ne pas prendre de risque. Car il en faut de la détermination pour plier un
instrument que, par essence, la nature et la physiologie éloignent
radicalement de cette partition, réalisée pour les capacités et les
particularités de la voix féminine.
Prévus au départ pour être
chantés avec orchestre sous la conduite d'Antonio Pappano et des membres de
l'Accademia Nazionale di Santa Cecilia, ces Vier letzte Lieder ont
finalement été proposés dans une version pour piano confiée au fidèle
accompagnateur Helmut Deutsch. Placés en dernière partie de ce récital
parisien des Champs-Élysées (le premier de la saison des Grandes Voix),
comme à Bordeaux deux jours avant, pour augmenter l'impatience des
auditeurs, le cycle était soigneusement intégré à un programme à la richesse
et à la densité remarquables.
Mélodiste raffiné, au goût extrêmement
varié, Jonas Kaufman s'est d'abord illustré dans l'univers très cérébral de
Liszt, avec une sélection particulièrement pointue de poèmes de Heine,
Goethe, Emil Kuh et Nikolaus Lenau. Comme toujours dans ce répertoire,
Kaufmann concentré, inspiré, pénètre en quelques secondes l'esprit des
pièces et traduit musicalement chaque pensée, chaque image, véritable
passeur entre le poète et le public. Peintre de l'âme, le chanteur émeut par
son art de l'expression très fouillé et la diversité de ses nuances, passant
ainsi des conflits propres à l'état amoureux (« Freudvoll und leidvoll »), à
la nostalgie de la ballade du Roi de Thulé (« Es war ein König in Thule »),
avant de livrer une lecture éminemment personnelle des « Drei Zigeuner »,
tout en retenue et comme suspendue, à l'opposé de celle d'une Schwarzkopf au
charme plus maléfique.
Chez Mahler dont il a abordé avec succès Das
Lied von der Erde seul en scène (au TCE en 2016) et en studio (dirigé par
Jonathan Nott à la tête des Wiener Philharmoniker/Sony), ainsi que les
Lieder eines fahrenden Gesellen (notamment à Berlin avec Barenboim en 2016),
le ténor munichois excelle à dépeindre les émotions et les effusions
intimes, qu'elles soient d'ordre amoureux ou liées à une douleur profonde.
Le timbre de voix corsé de Kaufmann porté par une ligne aérienne, idéalement
posé sur cette musique au lyrisme envoûtant, convient merveilleusement à ce
cycle, qui atteint son paroxysme à l'avant dernière mélodie, « Ich bin der
Welt abhanden gekommen » ; difficile dans cette interprétation au dramatisme
subtilement dosé jusque dans ces piani impalpables, de ne pas rendre les
armes, face à tant de beauté.
Pour ceux qui pensaient Kaufmann enclin
désormais à la facilité, tributaire de sa notoriété et donc abonné
uniquement aux chansons napolitaines et au crossover, le chanteur débutait
la seconde partie de son programme avec un bouquet de lieder de Wolf, auteur
cérébral s'il en est. En accord avec le piano rigoureusement racé d'Helmut
Deutsch Kaufmann, qui n'a pas cherché la facilité avec des mélodies arides
telles que « Ich stand in dunkeln Traümen » ou « Aus meinen grossen
Schmerzen », s'est immergé tout entier pour restituer avec une pensée
presque naturelle – ce qu'elle n'est pas – l'âme élégamment névrosée de
l'auteur de « Kennst du das Land », sur des vers de Goethe.
Jonas
Kaufmann a-t-il eu raison de se frotter au Vier letzte Lieder, l'ultime
composition de Strauss créée après sa mort par Flagstad et Furtwängler à
Londres en 1950 ? Sur le strict plan vocal, « Frühling » avec sa ligne
escarpée, ses mélismes répétés et ses accents résolument flottants l'ont
soumis à rude épreuve, l’absence d’un soutien orchestral s’avérant délicate
! S'il se tire de justesse de l'affaire, c'est au prix d'un allègement
proche du détimbrage, d'un souffle d'une rare résistance et d’une technique
éprouvée. Les admirateurs de pureté, de légèreté et de liquidité vocale
propre à quelques grandes sopranos du passé, Schwarzkopf, Della Casa, Lott,
passeront évidemment leur chemin. Moins exposé et déjà plus mélancolique
avec ces images de jardin sous la pluie, de gouttes d'eau sur un acacia et
de roses langoureuses, « September » convient davantage à son tempérament et
à sa typologie vocale. La gravité contenue dans « Beim Schlafengehen »,
sorte d'injonction au repos de l'âme, invitant à l'oubli et au sommeil,
trouvant en Kaufmann un magnifique conteur, medium tourmenté des mots de
Hesse sublimement mis en musique par l'auteur du Chevalier à la rose. « Im
Abendrot » enfin, à l'image de « Morgen » souvent interprété par le ténor,
grandiose épilogue à ces quatre « saisons » de la vie, est sans surprise un
moment d'une rare intensité, la voix du chanteur dépouillée, apaisée,
parvenant à rendre palpable la sensation de vide face à l'arrivée imminente
de la mort.
Alors risqué ? Sans aucun doute car ce cycle même
transposé résiste à la voix de ténor et confirme qu'il a été conçu et écrit
pour une voix de femme. Culotté ? Assurément car si Kaufmann a abandonné –
pour le moment en tout cas, alors qu’un autre ténor, Pavel Breslik,
s'apprête à les interpréter en première mondiale à Bratislava avec le Slovak
Philharmonic dirigé par Robert Jindra – l'idée de chanter les Vier lezte
Lieder avec orchestre, ce dernier n'a pas abandonné ce projet qui lui tenait
à cœur et a su s'y mesurer avec le grand talent et la singularité artistique
qui lui appartiennent.
Jusqu’au bout flamboyant et généreux, Kaufmann
offrait à son public quatre bis, fermant le bal avec une enivrante « Cäcilie
».
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