Concerto Net
Didier van Moere
 
Wagner: Lohengrin, Paris, Opera Bastille, Januar 2017
 
Jonas Kaufmann retrouvé
C’était sans doute la production la plus attendue de la saison. Non que le Lohengrin commandé par Stéphane Lissner pour l’ouverture de la Scala en décembre 2012 suscitât une grande curiosité : la télévision l’a retransmis. La question était celle du retour de Jonas Kaufmann, qui, à l’Opéra, coûte de plus en plus cher à ses admirateurs. Ils ont été rassurés : Jonas est bien venu.

Une cour intérieure, cernée d’appartements donnant sur des galeries, avec un arbre et un piano : c’est l’univers Biedermeier, fait de confort bourgeois et de fantasmes guerriers, assis sur le sabre et le goupillon, qui attend son héros sauveur et conquérant. Un héros, vraiment ? Pas chez Claus Guth : Lohengrin gît à terre, pieds nus, pris de convulsions, en position fœtale, tel un oiseau blessé – un cygne, évidemment. Que fait-il donc au milieu de la soldatesque – dont il pourrait bien être la victime ? L’opéra romantique wagnérien devient ici une parabole sur l’altérité et la différence : ce Lohengrin qu’on voudrait héroïque, qu’on voudrait annexer, n’est qu’un enfant perdu, traumatisé peut-être. Il porte un uniforme, mais déchiré. C’est là où il rejoint Elsa, blessée elle aussi par ce qu’elle a vécu – la mort du frère, la demande en mariage de Telramund, les accusations de fratricides fomentées par Ortrud.

Rien d’étonnant si la cour devient jardin pour le duo d’amour du troisième acte, où l’on croirait voir Hamlet et Ophélie : c’est le paradis perdu, le « vert paradis des amours enfantines » baudelairien, où, au-delà de la pureté originelle, la présence de l’eau peut rappeler la noyade du frère – eau matricielle aussi, sans doute. Mais les mauvais esprits veillent : un Telramund entre tabac et alcool, une Ortrud ange du mal et de la nuit, veulent préserver ce monde figé qui garantit leur pouvoir. Lohengrin, à la fin, ne repart pas vers un Monsalvat lumineux : il se retrouve à terre, comme au début, défait, vaincu.

On oscille entre un univers à la Haneke et le cygne mallarméen face à la « tribu », l’échec du sauveur rejoignant celui de l’artiste confronté à la réalité du monde. Le cor de Lohengrin fait penser au Knabenwunderhorn, à cette résurrection d’un monde légendaire au sein d’une société bourgeoise. C’est l’univers de Claus Guth, avec ses références et ses renversements, ses facilités aussi, qui cherchent la vérité d’une œuvre en détournant son contenu. Comme d’habitude, il doit payer le prix de ses audaces auprès de ceux dont il bouleverse les repères – convenons que son travail n’est pas toujours immédiatement lisible : on l’a copieusement hué. Ce n’est qu’injustice, parce que la cohérence de la vision s’impose très vite, parce que la direction d’acteurs est au cordeau, en particulier dans les duos, celui de Frédéric et d’Ortrud, qui réincarnent le couple Macbeth, celui de Lohengrin et d’Elsa, d’une pudeur frémissante mais jamais mièvre : les deux sommets d’une production où les images fortes ne manquent pas – comme à la fin du deuxième acte, lorsque les jeunes mariés, pris en étau par les deux autres, prennent peur et pressentent l’imminence de leur naufrage, ce d’ailleurs dit la musique elle-même.

Jonas a donc chanté. Magnifiquement. Certes on sent parfois la voix un peu grise, le velours légèrement patiné. Il se ménage aussi, sans doute, au deuxième acte. Mais le velours, justement, est toujours là, les phrasés de Liedersänger également – le début, chanté couché, est incroyable de tenue et de noblesse. Le passage, pierre d’achoppement du rôle, garde toute sa souplesse et l’aigu, s’il le faut, irradie encore. Superbes nuances, pas détimbrées comme celles de son Don José à Orange, par exemple. Le troisième acte est anthologique, avec un Récit du Graal sur le souffle, pris très lentement, où la voix se love dans un cantabile quasi belcantiste. Un Lohengrin désenchanté, mais fascinant.

Evelyn Herlitzius, formidable Ortrud, sans hurlement ni registres dessoudés, sorcière venimeuse et bourgeoise tyrannique, nous rappelle que Lohengrin est d’abord l’histoire de l’affrontement du chevalier au cygne et de la fille de Ratbold. Même quand la haine la saoule, elle tient sa ligne. Mieux que le Telramund de Tomasz Konieczny, lamentable jouet entre ses mains, voix puissante et mordante, qui sacrifie trop souvent la sienne à la profération des mots – combien de Frédéric chantent vraiment leur rôle ? La projection, en tout cas, est insolente, beaucoup plus que chez René Pape, qui, s’il a la majesté du Roi Henri, reste de toute façon plutôt hoher Bass que basse profonde. On préfère de beaucoup entendre Egils Silins en héraut qu’en Grand-Prêtre de Samson et Dalila. Martina Serafin ? Une Elsa très belle vocalement, par la rondeur de la voix, l’éclat de l’aigu et le galbe du phrasé, qu’on aimerait seulement plus incarnée et plus investie. Cela dit, nul ne dépare l’ensemble et l’on ne déplorera ici aucune de ces erreurs de distribution que l’Opéra commet parfois. Vrai personnage ici, le chœur est splendide.

Philippe Jordan a essuyé quelques huées noyées parmi les bravos. Certains attendaient-ils une direction plus « allemande », plus « wagnérienne » ? Ils oublient que Lohengrin reste un opéra de jeunesse, où le système futur n’est pas encore fixé et où Wagner, autant qu’à la conduite du drame, s’attache aux combinaisons de timbre, qui définissent les personnages. C’est justement ce qu’a compris le chef de la maison – alors que cette direction très coloriste, jusqu’à l’hédonisme, finissait par devenir une faiblesse pour la Tétralogie, elle fait la force de son Lohengrin. Et elle va maintenant de pair avec une grande maîtrise du temps musical, faisant oublier certaines longueurs. Mais s’il y a de la magie dans la fosse, elle vient aussi de l’Orchestre de l’Opéra, superbe dès le Prélude, où les cordes sont grisantes.






 
 
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