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Classicagenda, le 20 janvier 2017 |
par Cinzia Rota |
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Wagner: Lohengrin, Paris, Opera Bastille, 18. Januar 2017
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Lohengrin : quand l’ordinaire écrase l’idéal
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«Comme je voudrais être pour une fois l’un
d’entre eux ! Voir avec leurs yeux, entendre avec leurs oreilles,
déchiffrer comment ils vivent le temps et souffrent la mort, comment ils
ressentent l’amour et perçoivent le monde. Être l’un d’entre eux, pour
devenir un messager de lumière plus brillant, dans cet âge sombre ».
(Cassiel à Raphaela dans « Si loin, si proche ! » de Wim Wenders, – 1993)
Dans Si loin, si proche ! (suite du film Les Ailes du désir) de Wim
Wenders, un ange décide de se faire homme pour sauver la vie d’une petite
fille. Dans un cri désespéré il tombe ainsi sur terre, à côté de son armure
et d’une mèche de cheveux, seuls souvenirs de son passé immortel.
Le
héros envoyé par Dieu dans Lohengrin de Richard Wagner se retrouve parmi les
brabançons pour protéger une jeune femme, injustement accusée du meurtre de
son frère. Dans la mise en scène de Claus Guth, créée au Teatro alla Scala
de Milan en 2012, actuellement à l’Opéra de Paris, Lohengrin fait son
apparition jeté au sol, les pieds nus. Des plumes blanches se trouvent
autour de lui, en référence au cygne qui tirait sa nacelle et qui donne
ainsi le nom à ce héros mythique : le chevalier au cygne.
Tout comme
l’ange Cassiel dans le film culte allemand, ce personnage venant «
d’ailleurs » va essayer de vivre parmi les hommes et de faire tout le
possible pour les comprendre et pour être compris à son tour.
Malheureusement, Lohengrin sera rattrapé par la réalité : sa pureté et son
idéalisme devront se confronter à la cruelle réalité des hommes, qui d’abord
l’accueilleront comme un sauveur et l’accepteront sans conditions, pour
ensuite douter de lui et le rejeter. Le héros a beau être un chevalier du
Graal auquel le Saint Calice a conféré des pouvoirs divins, mais ne pas
pouvoir révéler sa vraie nature le tourmente et le fragilise. Ne remplissant
pas les attentes idéalisées du peuple, il sera obligé de révéler son
identité, trahi par celle en qui il avait confiance, et devra donc repartir
d’où il venait.
Claus Guth a situé l’action au moment de la
composition de l’Opéra, à l’aube de la révolution industrielle. Les décors
sur trois étages, inspirés d’entrepôts du XIXème siècle, clôturent la scène
en créant un espace réduit, comme pour emprisonner Lohengrin. Face au public
et au protagoniste, le chœur remplit massivement les étages, observateur et
juge de chaque mouvement du chevalier. Si au lever du rideau on a une
impression de déjà-vu (on pense notamment au Faust de Jean-Louis Martinoty)
qui ne fait pas particulièrement rêver, au fur et à mesure de l’action, cet
espace confiné s’adapte de mieux en mieux aux états d’âme des protagonistes.
Malgré sa pureté, Elsa est influencée par la malveillance d’Ortrud, qui
l’amène à douter de Lohengrin ; et ce dernier n’échappe pas non plus au
regard d’autrui et à l’envie. Les amants ne peuvent donc pas se contenter
l’un de l’autre car il ne sont jamais libres : ils sont constamment
regardés, jugés, manipulés, agressés.
Le seul moment où la
scénographie cesse d’être suffocante se produit lorsque Elsa et Lohengrin se
retrouvent enfin seuls, après leur mariage, dans un marécage (« Laissons le
monde derrière nous ! », dit Lohengrin). Des troncs d’arbres enveloppent
cette scène d’extérieur, où l’on respire un peu et l’on pourrait même croire
que cette fois tout ira bien pour les deux protagonistes.
Hélas,
petit à petit, le doute s’installe dans le cœur d’Elsa et la manipulation
d’Ortrud donne ses fruits : « Dis-moi, Elsa, le poison a-t-il pu pénétrer
ton cœur ? », lui demande Lohengrin. Usée par le doute sur la fidélité de
son époux et craignant son abandon, la jeune femme lui pose la question
interdite, et brise tout espoir.
Tout d’un coup le décor, sans qu’il
y ait de changement, prend une connotation différente : les reflets créés
par le mouvement de l’eau perdent leur douceur romantique et s’agitent ; les
troncs d’arbres, qui s’élèvent à l’infini, deviennent des barreaux, et les
roseaux cachent l’ennemi (Friedrich von Telramund) venu attaquer Lohengrin.
L’austérité de la mise en scène est exploitée avec subtilité, à travers
les différents éclairages (dont nous félicitons Olaf Winter), la mise en
espace du chœur et quelques changements de décors. La présence d’un piano
sur la scène ouvre la voie à des symboliques : d’une part l’identification
du héros incompris avec le compositeur, cherchant à amener la beauté sur
terre, et d’autre part son utilisation comme point d’appui afin de retrouver
la mémoire du passé ou se réfugier dans l’introspection. »
L’ambiance
de cette soirée à Bastille est effervescente : Stéphane Lissner est dans la
salle, tout comme d’autres professionnels de la musique, des personnalités
mondaines et les grands mélomanes, tous impatients de revoir sur scène le
ténor du moment : Jonas Kaufmann. Après quatre mois d’absence pour un
problème aux cordes vocales, l’artiste allemand a enfin regagné la scène.
Prudent, il ne force pas sa voix et limite sa puissance, en nous offrant
néanmoins une performance sincère et de très haut niveau, dont nous
remarquerons un In fernem Land à couper le souffle. Les fans du beau
chanteur, qui ne fascine pas uniquement par la chaleur d’un timbre
incomparable, par sa puissance wagnérienne et par sa capacité de rentrer
dans la peau de chaque personnage avec une honnêteté émouvante, sont enfin
rassurés.
Ce soir, sur la scène de l’opéra Bastille, tout le monde
donne le meilleur de soi-même : le grand René Pape offre une interprétation
impeccable d’un Heinrich der Vogler digne, solide et convaincant. Depuis sa
première attaque d’une douceur émouvante, Martina Serafin est une Elsa
réussie : naïve, perdue dans ses rêveries et légère comme une créature
angélique, elle contraste parfaitement avec l’Ortrud d’Evelyn Herlitzius,
complètement ancrée à la réalité. Nous les remarquons vêtues de la même
robe, l’une en blanc l’autre en noir, dans un évident symbolisme manichéen
très adapté à cet opéra sans nuances.
Astucieuse et manipulatrice,
Ortrud est la parfaite partenaire de Friedrich von Telramund, obsedée par la
vengeance. Leur hypocrisie est des plus évidentes « J’ai des preuves
certaines de son forfait ; mais répondre à vos doutes en présentant un
témoin serait certes un coup porté à ma fierté » dit Friedrich en accusant
Elsa. Après son humiliation, Ortrud réussit à retourner la situation en
présence de la jeune femme » Si une funeste folie l’a poussé à t’accuser
d’une faute, toi si pure, son cœur est à présent déchiré de remords, il est
condamné à une triste pénitence », pour ensuite l’agresser en public : « Si
tu n’oses pas le lui demander, nous croirons tous à juste titre que tu
devrais toi-même avoir des craintes, sa pureté est bien difficile à prouver
! ».
La révélation de la soirée est en effet le baryton qui interpète
Friedrich : se retrouvant à remplacer Wolfgang Koch à la dernière heure,
Tomasz Konieczny offre tout de même une performance très assurée et nous
épate par la belle projection de sa voix.
Dans la fosse, l’orchestre
de l’Opéra de Paris sous la direction de Philippe Jordan assure une lecture
riche en couleurs et introspective à la fois, qui montre encore une fois que
Wagner sait parler au plus profond de notre âme, en nous bouleversant et
émouvant comme peu de compositeurs savent faire.
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