Concert Classic
Philippe Carbonnel
 
Wagner: Lohengrin, Paris, Opera Bastille, 18. Januar 2017
 
Lohengrin à l’Opéra Bastille – La face tourmentée du héros : Jonas Kaufmann en son royaume
Avec autant de ferveur qu’Elsa attendant l’apparition de son sauveur Lohengrin, la foule des grands soirs se pressait à l’Opéra Bastille, guettant fébrilement le retour sur scène de Jonas Kaufmann après quatre mois d’un silence contraint et abondamment commenté. On sait depuis 2009 à Munich que ce rôle lui va comme un gant, comme à peu d’autres d'ailleurs. Mieux qu’un gant, Claus Guth lui a même taillé une mise en scène sur mesure pour l’ouverture de la saison de la Scala en 2012 et qui est reprise pour cette série parisienne. L'impatience de l'entendre à nouveau n’a pas été déçue : Lohengrin est apparu et Kaufmann l’a enchanté. Il y a encore un zeste de prudence ou un reste de convalescence dans le déploiement de ce velours, mais la voix est bien là, tout entière, irrésistiblement intimiste et teintée de mélancolie.

Claus Guth nous présente Lohengrin en héros malgré lui, celui qui se serait bien passé d'être l'homme providentiel d'un peuple qui l'acclame. Chevalier aux pieds nus, il revêt une humanité fébrile et un peu égarée en quête de l'apaisement d'un amour libérateur, alors qu'Elsa, dans l'attente d'un consolateur, traine le poids de la nostalgie morbide et confuse du frère perdu. Subtile, bien menée et attachante, cette recherche de soi et de l'autre est transposée à l'époque de la création de l'œuvre en 1850 et se tient dans le huis clos de la cour d'une bâtisse parcourue de galeries en surplomb (tribune stéréophonique idéale pour le chœur) et abritant une cannaie au troisième acte pour une scène de la chambre au goût d'éden et de félicité qui tournera court.

Ce décor peut sembler bien sage, mais son architecture très illustrative de la révolution industrielle (on ne peut s'empêcher de penser à la ressemblance avec l'emblématique Familistère de Guise de la même époque) rappelle opportunément en filigrane le contexte social et politique de l'Allemagne lors de la création de l'œuvre. Le chœur, juché dans les galeries de cette bâtisse, et qui appelle de toutes ses force l'avènement d'un nouveau chef, n'est-ce pas le peuple allemand de 1848 ? La métaphore n'est pas nouvelle, mais la voilà bien et sobrement illustrée. La présence permanente d'un piano sur le plateau pourrait, elle, être le rappel que la place de l'artiste dans le monde est une autre des thématiques d'analyse sous-jacente du livret. De l'intérêt de laisser apparaître des perspectives multiples en arrière-plan d'un propos principal bien ficelé.

On l'a dit, le ténor star fait son miel de ce rôle et il offre ici pour conclure un récit du graal en totale apesanteur. L'emploi de Martina Serafin en Elsa est en revanche moins convaincant. Grande voix, immense musicalité et phrasé exemplaire mais hormis dans les piani - magnifiquement conduits - le timbre est souvent agressif, plus naturellement celui d'une femme outragée qu'incarnation de douceur ; idéal pour la confrontation avec Ortrud au deuxième acte mais on se demande sinon parfois ce que Tosca vient subitement faire ici. Ce n'est pas méconnaître son talent que de dire que le couple est vocalement dépareillé.

Le reste de la distribution est tout aussi luxueux. René Pape, l'autorité aristocratique à lui seul, inamovible Heinrich depuis plus de vingt ans qui impressionne par la stabilité exceptionnelle de sa voix. L'Ortrud d'Evelyn Herlitzius, imprécatrice maléfique qui vampirise littéralement la scène de sa présence vénéneuse, même muette pendant presque tout le premier acte. Elle compose avec sa voix écornée par endroits et darde des aigus vengeurs pétrifiants. Tomasz Konieczny, par ailleurs distribué pour les représentations de février, remplaçait Wolfgang Koch souffrant. On tient là un Telramund de haut vol, sa prise de rôle à Dresde en mai dernier avait déjà été justement remarquée. Puissance, projection, précision et excellente diction, tout y est vocalement et la noirceur veule du personnage vient aisément en prime. Sans oublier le héraut solennel et directif à souhait d’Egils Silins, fermez le ban. Ou pas, car il faut rendre un hommage appuyé au chœur très sollicité et qui réalise une très belle prestation avec une cohésion remarquable et une magnifique couleur cuivrée.

Philippe Jordan revendique justement le souci de faire de ces pages un "opéra de la couleur", conformément aux teintes orchestrales et psychologiques très précises de la partition. Il y réussit parfaitement, avec inspiration et sens du détail. A la tête d'un orchestre en très grande forme, caressant presque la musique, il installe dès le prélude féerique une brume scintillante et va de reflets en reflets tout au long de la partition, invitant sans relâche à la retenue, à la clarté des timbres, privilégiant le climat au clinquant. Une ligne, un souffle qui contribuent à faire de cette soirée un des très grands moments de la saison avec le sentiment de s'être rapproché du graal, bien sûr.






 
 
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