Olrix, Le 19/01/2017
Par Charles Arden
 
Wagner: Lohengrin, Paris, Opera Bastille, 18. Januar 2017
 
Retour triomphal de Kaufmann dans un Lohengrin d'anthologie à Paris
Jonas Kaufmann fait un retour triomphal en héros romantique et divin. La distribution vocale est remarquable en tout point (sans doute parmi ce qui peut se faire de mieux pour un casting wagnérien actuellement), l’orchestre et le chœur sont parfaitement à la hauteur de l’événement sublime.

Tout semblait concourir à faire du retour de Jonas Kaufmann (qui reviendra à Paris en septembre dans Don Carlos -lire le détail de la prochaine saison de l'Opéra de Paris) l’événement de la saison : d’abord le choc d’un arrêt aussi soudain qu’inquiétant, dû à un problème de cordes vocales (retrouvez ici notre article détaillant ce cataclysme), puis l’angoisse croissante à chaque annulation de concert (suivez-en les péripéties à ce lien).

En outre, quel opéra aurait été mieux choisi pour le retour de la star que Lohengrin, ce héros divin, fils de Parsifal, qui surgit miraculeusement pour sauver la pureté du monde ? Disons-le d’emblée, ce retour est un triomphe, trépignant dès avant le lever du rideau, montant crescendo et éclatant après le grand air de Lohengrin, “In fernem Land” (Dans un pays lointain), l’un des plus beaux du répertoire. Cet air qui entame la conclusion déchirante de l’opéra restera comme un moment inoubliable, la définition du morceau extatique et d'anthologie à jamais gravé dans les mémoires de chaque spectateur, et au-delà, dans le grand Livre d'Histoire de l'opéra. Kaufmann déploie toute la subtilité de son jeu, toute l’émotion de sa voix aussi riche dans le pianissimo de velours que dans un forte rayonnant. D'abord agenouillé au bout d'un frêle pont de bois surgissant des roseaux, le simple fait que Lohengrin/Kaufmann se relève sur les mots "C'est le Graal qui m'envoie vers vous" projette un tonnerre dans la salle : le symbole du héros wagnérien rejoignant le Saint Graal mais aussi du ténor recouvrant son pouvoir éclatant est littéralement sublime (inquiétant même, par son trop-plein de puissance). Le timbre unique de Kaufmann permet de réunir miraculeusement la puissance triomphante et une supplique déchirante. Cet air est d’autant plus poignant qu’il vient en point d’orgue de l’œuvre, dialoguant avec le chœur, et donnant à chacun des personnages l’occasion de faire ses adieux déchirants.

Martina Serafin a un nom et une voix prédestinés pour interpréter Elsa, cette frêle créature davantage proche de l'ange que de la Duchesse de Brabant. Perdue, les yeux écarquillés, elle a un aspect fantômatique, renforcé par sa robe blanche inondée de poursuites lumineuses. La voix séduit tout d'abord par sa douceur, parfaitement adaptée au personnage, mais elle sait aussi se révéler fort sonore, percer aisément la fosse d'orchestre et tenir sa digne place dans les ensembles.

En Ortrud, Evelyn Herlitzius est une habituée des rôles wagnériens (jusque dans le temple de Bayreuth, d'ailleurs construit grâce à Lohengrin). Elle joue parfaitement cette sorcière. Se contorsionnant, multipliant les postures serpentines, elle est la veulerie incarnée. Il est impossible de ne pas la haïr à un point tel qu’on en viendra à admirer son incarnation d’absolue méchanceté, ainsi que sa voix pétrifiante. Dans les ensembles, son registre de mezzo-soprano est sans doute le plus délicat à faire ressortir, notamment parmi un tel plateau vocal (seules les mezzos de légende parviendraient à rivaliser avec les ambitus extrêmes de basse et de ténor, surtout aux côtés de René Pape et Jonas Kaufmann !) De fait, Evelyn Herlitzius est parfois moins transperçante dans les grands sextuors, mais au-delà du volume, la voix a une ampleur tout à fait wagnérienne : profondément ancrée et riche en harmoniques, très large et rayonnant d'un vibrato déployé à souhait.

Tomasz Konieczny, Telramund du second casting, remplace certes Wolfgang Koch souffrant pour la générale et cette première, mais il est indéniablement un chanteur de tout premier plan. Ses traits comme sa voix sont appuyés, francs, massifs, amples. Si le personnage vit la déchéance absolue (comte brabançon au début de l’opéra, il est entraîné par Ortrud vers une mort de traître, attaquant sournoisement Lohengrin), son chant reste flamboyant tout du long et il fait de son appareil vocal une fabrique à résonance tubulaire. Une telle voix est parfaitement à son aise dans les plus grandes salles. Son vibrato est ample mais il sait aussi alléger avec une grande subtilité (comme lorsque le cercueil du frère d'Elsa traverse la scène). Son timbre froncé associé à un souffle bien porté traduit immédiatement la puissance, à peine incertaine et déchue dans le registre le plus grave.

Henri l'oiseleur est incarné par René Pape (qui enchaînera bientôt les représentations à Bastille où il interprétera également Sarastro dans La Flûte enchantée de Mozart : suivez ce lien pour réserver). De sa voix et de sa présence scénique assurées et amples, il incarne le Roi avec tant de naturel qu’il n’a pas besoin de le jouer. Là repose le secret d’une interprétation réussie : un personnage vécu n’a pas besoin d’être forcé. Le naturel de l’incarnation soutient de fait celui d’une voix qui se déploie librement. Mains dans le dos, il chemine avec noblesse devant son auguste bureau et s'appuie sur la carte de son empire, rayonnant d’un chant miroitant comme ses épaulettes d'or. Sonore à chaque intervention, il surpasse les fortissimos des cuivres et semble même porté par les puissants tutti orchestraux.

Son Héraut d'armes est campé par Egils Silins. Habitué du répertoire wagnérien, le baryton-basse a notamment interprété Wotan dans la Tétralogie in loco en 2013 (et, toujours à Paris, il était récemment Grand-Prêtre grave et puissant tout contre Anita Rachvelishvili dans Samson et Dalila : notre article est ici). Il porte dignement la parole royale dans toute sa noble puissance. Sa voix est à ce point vibrée qu'elle semble presque entrecoupée par moments.

Dans sa réponse au héros, le Chœur de l’Opéra national de Paris (préparé par José Luis Basso) aura parfaitement choisi son moment pour retrouver la perfection à laquelle il nous avait habitués (après certaines prestations récentes un peu moins convaincantes, l’ensemble assume son statut parmi les références internationales). Ce chœur de pures âmes sait aussi bien porter Lohengrin d’un souffle héroïque que mimer le tumulte menaçant d’un peuple perché dans les hauteurs du décor.

Comme toujours sous la baguette de Philippe Jordan (tout juste renouvelé à l'Orchestre de Vienne jusqu'en 2021), l'Orchestre chatoie de couleur et grouille d'une énergie explosive. De ce chef incontestable, nous dirions sans hésitation aucune qu’il est un maître du répertoire wagnérien, mais il nous faudrait alors immédiatement convoquer les autres comptes-rendus que nous avons publiés sur son travail, afin d’ajouter combien son talent s’exprime aussi dans les autres répertoires lyriques (et même symphoniques). La mise en place de l'orchestre est évidemment parfaite, jusque dans la variété et la justesse des couleurs : archets démesurés des cordes, rondeur angélique des harpes, souffle vibrant des flûtes, souples lignes du violoncelle, pizzicatos sonores des contrebasses, pleurs des hautbois épousant la chaleur du basson, tonnerre des percussions. Il serait possible de publier une analyse détaillée de chaque ligne, pour chaque instrumentiste.

La puissance musicale est servie par une mise en scène qui multiplie les symboles et des tableaux d’une grande beauté. Claus Guth signe ce Lohengrin et il reviendra dans cette même salle en mai prochain pour Rigoletto de Verdi (réservez vos places à cette adresse), en compagnie du même chef décorateur et costumes Christian Schmidt et du même créateur lumière Olaf Winter, preuve de la cohérence d'ensemble de son travail. Le choix d’habiller les protagonistes dans des costumes XIXème siècle replace l’intrigue au temps de Wagner (et de Kaspar Hauser, comme l'explique "l'autre Lohengrin" de la production, Stuart Skelton, dans son interview à lire ici) et non pas au début du Xème siècle dans lequel vécut Henri l'oiseleur, roi de Germanie. Le drame prend ainsi une dimension très humaine. Loin d’un héros tiré par son char, Kaufmann erre pieds nus, tremblant, agenouillé dans les marais et les roseaux (ce qui lui permet précisément de se relever). Cette vision du personnage permet tout du moins au chanteur de révéler le mystère de son génie : l'association oxymore d'une assurance rayonnante recelant une intime fragilité. La mythologie n’est évoquée que de très loin (quelques plumes du cygne magique volettent de-ci, de-là). Les symboles de la scénographie sont éloquents mais pléthoriques : marécage, roseaux cachant les amours et les baïonnettes des soldats, piano renversé, clairon, épée, veste militaire, costume et hauts-de-forme. De fait, la multiplication de ces symboles massifs, imposant chacun un sens univoque en diminue d'autant la force et la cohérence. En outre, les interactions obligées des personnages avec chacun de ces symboles entraîne un jeu d'acteur séquencé, heurté. À la fin de la soirée, les artisans de cette mise en scène reçoivent d'ailleurs des bravos bientôt couverts par les huées.

L'accueil réservé aux chanteurs est quant à lui unanime : à la fin de chaque acte, les solistes venant saluer devant le rideau reçoivent une ovation debout. Celle-ci se mue en triomphe à la fin de la soirée, et notamment pour Jonas Kaufmann, visiblement ému, ravi aux larmes, mais aussi soulagé. Il serre un poing victorieux et jette au public des baisers, marquant son retour du sceau de l'inoubliable.






 
 
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