LE MONDE, 14.12.2015
Par Marie-Aude Roux
 
Berlioz: La damnation de Faust, Paris, Opera Bastille, 8. Dezember 2015
 
A Bastille, un Faust du XXIe siècle copieusement hué
Ce 8décembre, on se serait cru revenu au bon vieux temps de Gerard Mortier, l’iconoclaste patron de l’Opéra de Paris aujourd’hui disparu. C’est en effet une bronca historique qui a accueilli la nouvelle production de La Damnation de Faust, de Berlioz, avec des saluts en forme de douche écossaise: bruyantes ovations pour les chanteurs et musiciens, roboratives huées pour le metteur en scène, Alvis Hermanis, qui faisait ses débuts à l’Opéra de Paris.

Dès l’entracte, une première salve de protestations et d’invectives avait jailli, reprises dès le second lever de rideau et la projection de courtes phrases de Stephen Hawking. Le célèbre physicien et cosmologiste anglais (cloué dans un fauteuil roulant par une sclérose latérale amyotrophique) est sur le plateau par le paradoxal truchement d’un ancien (et génial) danseur de Pina Bausch, Dominique Mercy. Il incarne pour Hermanis le «Faust du XXIe siècle». Les Terriens devront- ils un jour, pour survivre, rallier la Planète rouge? Pas de doute pour Hawking, qui en appelait dès 2012 à la colonisation de l’espace, pointant le suicide collectif d’une humanité qui n’a eu de cesse de mettre à sac les ressources naturelles de sa planète.

Peu avant, en 2011, les entrepreneurs néerlandais Bas Lansdorf et Arno Wielders lançaient le projet «Mars One» qui prévoit d’envoyer à 56 millions de kilomètres de la Terre une colonie martienne de 24 hommes et femmes triés sur le volet, pour un aller sans retour. Premier départ prévu en2016.

Au moment crucial où la COP21 se penche sur le berceau malade de la Terre, l’art lyrique est donc déjà sur Mars – et Hermanis de nous servir sondes spatiales, modules étanches, robot d’exploration Opportunity et autres casques de réalité virtuelle.

Partition multidimensionnelle

La Damnation de Faust, «légende dramatique» créée sans succès par Berlioz en1846 à l’Opéra-Comique, n’a jamais caché sa réputation d’œuvre récalcitrante, par définition impossible à mettre en scène (ce que Berlioz, clairvoyant, ne prévoyait pas). Le compositeur, également librettiste, a cuisiné son Faust en grappillant Goethe traduit par Nerval, privilégiant l’élégie et l’introspection à la dramaturgie, mêlant vastes plages symphoniques, airs et récitatifs, mais aussi marches militaires, chansons, danses, ballade dramatique et oratorio. Ce matériau composite a sans doute poussé le metteur en scène à se dédouaner de la direction d’acteurs, livrant le plateau au va-et-vient de cages de Plexiglas coulissantes, aux remugles de ballets épileptiques, chœurs et solistes assujettis au vide sidéral de la figuration.

Lire aussi : Les loges de la discorde à l’Opéra de Paris

Unique credo: la vidéo, dont les images traitées par Katrina Neiburga envahissent l’espace, suscitant certes des rencontres inopinément poétiques avec la musique symphonique (le cosmos filmé par la NASA), et rappelant à coups de Microscosmos ou de Peuple des océans la nostalgique beauté de notre planète. Mais créant surtout une succession de situations plus anecdotiques les unes que les autres.

Hilarité dans la salle

Ainsi, la «Chanson du rat», de Brander, illustrée de sympathiques rongeurs blancs de laboratoire, la chanson gothique «Le Roi de Thulé» (l’action se passe au bord de la mer) se superposant à l’évolution majestueuse de baleines à bosse. La fécondation d’un ovule par une flopée de spermatozoïdes (à têtes patibulaires) explicite la séduction de Marguerite par Faust, cependant que la belle chantera son fameux «D’amour l’ardente flamme» devant un couple d’escargots en train de copuler – hilarité dans la salle.

Où sont le triomphe infernal de Méphisto, la malédiction de Faust, la rédemption de Marguerite? Peut-être dans cette alchimie terminale, qui ne procède ni de la science ni de la philosophie, mais peut-être de la foi quand Faust défait par le diable – Jonas Kaufmann, double chantant d’Hawking qui s’est recroquevillé dans le fauteuil – offre au savant le miracle d’une guérison (le simulateur d’apesanteur n’est autre cette fois que celui généré par les bras d’hommes secourables), mirage ultime d’une salvation qu’accompagne l’aquatique chorégraphie de méduses sempiternelles.

La baguette de Philippe Jordan porte avec une élégance raffinée cette partition multidimensionnelle, mais il y manque parfois du souffle et de la vision («La course à l’abîme»). Si les chœurs font plutôt bonne figure, le trio superlatif des chanteurs force la gratitude et l’admiration. Le rayonnement tragique de la Marguerite de Sophie Koch. La perverse bonhomie de Bryn Terfel, Méphisto stylé et jamais caricatural. Quant au sensitif et puissamment exalté Jonas Kaufmann, il a pleinement rassuré ceux que les annulations de ces dernières semaines avaient inquiétés: pas revu depuis dix ans, son Faust, désormais légendaire, était bien au rendez-vous.

Alvis Hermanis a peur des réfugiés

Le metteur en scène letton fait l’objet d’un appel au boycottage outre-Rhin. Il a en effet résilié le contrat qui le liait au Thalia Theater de Hambourg pour la production de Russland. Endspiele. En cause, la politique de soutien du théâtre aux réfugiés (collectes de fonds, participation de demandeurs d’asile à une mise en scène…), à laquelle il refuse de s’associer. «Les réfugiés ne sont pas tous des terroristes, mais les terroristes sont tous réfugiés ou enfants de réfugiés», divague-t-il, arguant des attaques terroristes du 13 novembre à Paris. Le dramaturge allemand a vécu plusieurs semaines à Paris «dans le quartier des attentats», où il ne s’est pas senti en sécurité – comparant les conditions de vie dans la capitale française à celles de Jérusalem. Le Thalia Theater a décidé de maintenir Später Nachbarn, d’Isaac Bashevis Singer, l’histoire d’une famille de juifs polonais émigrée aux Etats-Unis, mise en scène par Alvis Hermanis. «La meilleure réponse» au malaise actuel, estime son directeur, Joachim Lux.






 
 
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