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Le Monde, 11.07.2015 |
Par Marie-Aude Roux |
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Bizét: Carmen, Chorégies d'Orange, 8. Juli 2015
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A Orange, « Carmen » souffle le chaud et le froid
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Carmen aux Chorégies d'Orange : un plateau exceptionnel servi sur un tapis de cartes !
Soir de première avec mistral gagnant, hélas, pour Carmen aux Chorégies
d’Orange mercredi 8 juillet. Car le vent (Orange ! ô désespoir !) a lui
aussi fait son entrée en scène après de longs jours plats de canicule.
Massés sur les 8 300 places des gradins du Théâtre antique, les spectateurs
sous les rafales observent la bacchanale des arbres sur les hauteurs, les
projecteurs qui branlent, faisant clignoter les poursuites sur le plateau,
quelques sacs plastiques venus de la rue adjacente esquissant leur ballet de
méduses.
Dans la fosse, les musiciens ont fixé leurs partitions avec
des pinces, espérant à chaque tourne ne pas laisser s’envoler la musique.
Deux compères percussionnistes prêteront d’ailleurs main forte à leur
collègue aux castagnettes, en maintenant de part et d’autre sa partition
afin qu’il puisse accompagner la danse de Carmen pour Don José. Au pupitre,
l’impassible Mikko Franck (tout juste si l’on n’a pas l’impression que la
situation l’amuse un peu) dirige Carmen en même temps qu’un concerto pour
feuilles de papier, en contrepoint. Il connaît heureusement la musique par
cœur : la dextre bat la mesure tandis que la senestre passe son temps à
fouillasser à la recherche de la bonne page.
Quant aux chanteurs, ils
sont dans la situation la moins enviable qui soit. Il leur faudra tenir
malgré les bourrasques de poussières, vêtements plaqués au corps, les sons
dérapant dans les couloirs aériens. Tout cela créé une forme d’osmose
générale, d’autant plus que ce souffle puissant, libéré de sa pesante gangue
de chaleur, n’entend pas se coucher de sitôt. Ces conditions météorologiques
un peu longues dûment évoquées, place à l’opéra.
Des cartes de 180
kilos pour décor
As de pique, dame de carreau. Carmen s’est tiré les
cartes. La mort ! Le metteur en scène Louis Désiré a bâti sur l’oracle
funèbre son château (de cartes) en Espagne. Sa Carmen est une tragédie, tout
y est joué d’avance. Il a habillé son plateau de deuil en noir et blanc, l’a
jonché d’un gigantesque jeu de cartes, dont chacune pèse 180 kilos – au
moins elles ne s’envoleront pas. Quelques chaises (toujours en noir et
blanc) marquent la place de Séville, un cercle de hallebardes la prison de
Don José puis l’arène du toréador, une corde alternative passant de mains en
mains joue à « pousse-toi de là que je m’échappe » ou « attache-moi plus
fort que je t’aime ».
Les femmes sont vêtues de larges robes orange
en forme de cape de toréador (on a l’impression qu’elles sont toutes
enceintes), les hommes d’un sobre uniforme noir doublé de jaune. Carmen
porte comme une poupée tous ses habits à la fois, qu’elle effeuille au gré
des scènes, de la blouse blanche de cigarière à la robe noire décolletée de
gitane sexy, de la tenue d’une dame de la noblesse espagnole à la robe cape
« haute-couture » (avec chignon) aux couleurs d’Escamillo dans laquelle elle
mourra. Louis Désiré a évité les décors exotiques, opté pour une sobriété de
bon et triste aloi. Seule vraie concession aux espagnolades de cette Carmen
inscrite dans l’ordre bourgeois de son époque – elle fut créée à l’Opéra
comique en mars 1875 : le défilé en habits de lumière qui prélude aux
corridas – alguazils, chulos, banderilleros, picadors, enfin le torero.
La diction parfaite de Jonas Kaufmann
Gardons le meilleur pour
tout de suite. Orange attend la révélation scénique de Jonas Kaufmann. Le
ténor vedette allemand est un Don José dans le vent, ambassadeur du rôle sur
les scènes internationales à commencer par celle du Metropolitan Opera de
New York, où il triomphe depuis 2007. Pas moins de trois DVD respectivement
parus en 2008 (Decca), 2012 (Warner) et 2014 (Decca) attestent d’une prise
de rôle qui restera dans l’histoire du chant, diction parfaite (d’autant
plus remarquable pour un non Français), beauté de la ligne, des couleurs,
engagement d’acteur et d’interprète. Un Don José poète qui a maintenu le cap
de la nuance et du raffinement jusque dans l’adversité de cette première,
sans abdiquer pour autant la puissante et virile expression de l’amour
poussé au désespoir.
Exister aux côtés d’un tel monstre sacré, nul
n’y parviendra. A commencer par la Carmen de Kate Aldrich, qui fait pâle
figure, malgré un atout majeur que pourront apprécier les spectateurs du
direct sur France 3 le 11 juillet : un physique d’actrice. Le timbre est
assez beau, le chant jamais vulgaire, mais il lui manque du chien et le
charme dévorant de l’héroïne de Georges Bizet. Remarquable à l’instar de
celle des autres chanteurs, la diction de l’Américaine : pour une fois, pas
besoin de sur-titrage Mikko Franck, le sorcier de la fosse. Rien à reprocher
au joli duo des dauphines, Frasquita et Mercédès, aux gradés de la garde (on
a un petit faible pour le Moralès d’Armando Noguera) ou aux contrebandiers.
La blonde Micaela d’Inva Mula ressemble à toutes les Micaela – une image
pieuse, jupe bleue et natte tombante, pas vraiment bandante. Chaque note de
la soprano albanaise (artiste sensible) respire la convention. A quand une
Micaela qui permettrait de rebattre les cartes contre Carmen ? L’Escamillo
de Kyle Ketelsen ressemble lui aussi à tous les Escamillo, en plutôt mieux
roulé, avec les notes graves du rôle dans le fameux « Air du Toréador ».
On passera rapidement sur des chœurs à peine médiocres pour en venir aux
délices de la fosse où le magicien Mikko Franck a ensorcelé la musique,
osant des tempos d’une lenteur hypnotique, des couleurs d’une finesse
incroyable, convoquant des contrechants qu’on n’avait peut-être jamais
entendus. Mikko Franck s’est en partie fait huer par les tenants des Carmen
de supermarché, avec « Habanera » en tête de gondole et folklore hispanique
au rayon frais. Certains ont aussi hué la mise en scène de Louis Désiré,
plus qu’honorable pourtant, avec quelques jolies trouvailles, malgré un
décor au concept plutôt laideron. Constater que Carmen peut encore diviser
les foules nous a paru plutôt revigorant.
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