Culturebox, 14/10/2015
Par Bertrand Renard
 
Strauss: Ariadne auf Naxos, Bayerische Staatsoper München, Gastspiel, Paris, TCE, 12. Oktober 2015
 
"Ariane à Naxos" : Jonas Kaufmann, triomphant Bacchus
Encore une belle soirée au Théâtre des Champs-Elysées : « Ariane à Naxos » de Richard Strauss (sans mise en scène, on y prend goût !) avec le plus grand ténor d’aujourd’hui, Jonas Kaufmann, oh ! dans un rôle d’un quart d’heure, frustrant pour le lyricolâtre. Mais une belle distribution encadrait la star…

« Ariane à Naxos » est un chef-d’œuvre. Qui pourrait être une suite du « Chevalier à la Rose » dont elle partage l’esprit viennois. Une suite et un peu plus. Pour Strauss et Hoffmansthal, son génial librettiste, il s’agit presque d’un manifeste et, pour aboutir à un ouvrage parfait, ils s’y reprendront d’ailleurs à deux fois. Dépeindre les aspirations de l’artiste et les compromis nécessaires, l’idéal et le possible, la comédie et la tragédie, et mêler les deux registres pour que chacun éclaire l’autre: haute ambition !

Et ambition réussie. Un jeune compositeur attend la création de son « Ariane à Naxos » chez un richissime bourgeois de Vienne, où doit être aussi représentée le même soir une « commedia dell’arte » Mais ordre est donné par le mécène, qui a prévu un feu d’artifice à neuf heures pétantes, de tout jouer en même temps, les bouffonneries de Scaramouche en même temps que les soupirs d’Ariane. Le jeune compositeur s’arrache les cheveux, la prima donna défaille, le perruquier fait une crise de nerfs, Scaramouche se marre et… la double représentation tourne à la confrontation (complicité ?) de deux femmes, l’une, la fidèle Ariane, abandonnée par Thésée et qui veut mourir de cette trahison, l’autre, Zerbinette, amoureuse de l’amour, « toujours par coup de foudre, jamais par caprice, et hélas ! parfois il y en avait deux… » ! Il faudra à Ariane, pour qu’elle accepte la leçon, un dieu. Et quel dieu : Bacchus ! Je veux dire Jonas Kaufmann. On la comprend.

Trois rôles sublimes de femme
Merveille de livret. Qu’on pourrait jouer en pièce de théâtre. Merveille de musique, autant dans l’élégie –les plaintes d’Ariane, d’une beauté qui renvoie aux somptueux « Quatre derniers lieder » trente ans plus tard- que dans le marivaudage (musique de champagne et de crème fouettée). Et trois rôles sublimes de femme, comme dans « Le chevalier à la rose »…

Quel dommage, alors, que, du rôle travesti du jeune compositeur fougueux et plein de rêves, Alice Coote (beau médium mais aigus tendus et ligne de chant relâchée) fasse une sorte de Walkyrie, prête au sacrifice, sans une once de légèreté ! Les rôles masculins, jamais essentiels chez Strauss, sont bien, en particulier le quatuor « italien » Brighella-Arlequin-Truffaldin-Scaramouche tenu par deux Américains (Matthew Grills et Elliot Madore), un Irlandais (Dean Power) et un… Koweïtien (Tareq Nazmi, qui n’est pas le moins bon) : c’est le monde lyrique devenu… monde.

Ovation en plein concert
En Zerbinette Brenda Rae est magnifique : dans son grand air (« Très puissante princesse… ») tout en vocalises et virtuosité, elle fait même oublier Natalie Dessay, mêlant la perfection vocale (et les aigus !) à un humour joyeux qui transfigure son visage de Rossy de Palma belle : trois-quatre minutes d’ovation vont suivre, ce qui est rarissime en plein concert.

Amber Wagner remplace la belle Grecque Anja Harteros, partenaire habituelle de Kaufmann : de la prima donna elle a l’humour et l’embonpoint. En Ariane, ses larges aigus, suspendus entre ciel et terre, nous émeuvent dans l’élégie, nous touchent dans le désespoir, avec ce contrôle du souffle qui manque à Alice Coote : une vraie Straussienne, pour nous Français, est née ce soir.

La voix éclatante de cuivre et d'argent de Kaufmann
Enfin Kaufmann vint, cerise sur le fraisier, dans ce dernier quart d’heure (américain ?) où le dieu Bacchus rend Ariane à l’amour. On est légèrement inquiet, dans la première partie, rapide, de l’air où il se félicite d’avoir échappé à la magicienne Circé : aigus un peu difficiles, quelques notes fatiguées. Mais la vue d’Ariane-Amber le transfigure, dans l’amour fulgurant le chant se déploie, et sa voix éclatante, de cuivre et d’argent, redevient magnifique. Kaufmann, qui chante autant Verdi ou Massenet que Strauss, peut-il sans risque, d’un soir à l’autre, incarner des styles si différents? Réponse le 29 octobre avec un récital Puccini dans ce même théâtre.

On allait oublier : une star en cache une autre. Michel Franck, le directeur du Théâtre des Champs-Elysées, a eu du nez en engageant l’orchestre de l’Opéra de Bavière, à la cohérence et à la réactivité très… allemande, porté (même s’il joue trop fort) par l’incroyable écoute de son chef, Kirill Petrenko. Petrenko que nous regardons, petit homme au visage plein de mimiques, avec une attention décuplée car entretemps on a appris qu’il allait remplacer Simon Rattle en 2018 à la tête du meilleur orchestre du monde, le Philarmonique de Berlin. Franck n’en savait sûrement rien quand il a signé le contrat. Mais c’est cela aussi, diriger un théâtre.






 
 
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