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Altamusica, 11.4.2014 |
Gérard MANNONI |
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Schubert: Winterreise, Théâtre des Champs-Elysées, Paris, 8. April 2014
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Le cas Kaufmann
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Même si d’autres ténors ont aussi droit à bien des éloges, un récital comme
celui-ci vient rappeler que Jonas Kaufmann reste un cas à part. Au-delà de
tout jugement sur l’interprétation de ce cycle à hauts risques, on ne peut
qu’admirer la versatilité d’un artiste qui domine à pareil niveau autant de
répertoires différents sinon contradictoires.
Hormis le baryton Bryn
Terfel qui peut lui aussi passer sans problèmes de Wagner à Verdi, de Mozart
à Sondheim et à Schubert sans déroger, qui d’autre peut se permettre comme
Jonas Kaufmann d’être aussi bien Parsifal que Don Carlo, Werther que Manrico
ou Siegmund tout en pratiquant au plus haut niveau un vaste répertoire de
Lieder ?
Pour ne rien oublier, signalons que son concert de l’année
prochaine dans les Grandes Voix en ce même Théâtre des Champs-Élysées
annonce un programme voué à l’opérette viennoise. Comme il se doit, Kaufmann
a ses détracteurs, ceux qui trouvent la voix aujourd’hui trop sombre pour un
ténor, les aigus tel soir comme-ci ou comme-ça. Rien de nouveau sous le
soleil.
On a toujours en France attendu que les gens soient morts
pour les porter au pinacle. On sifflait Crespin, on accusait Schwarzkopf de
tuber et de minauder, Pavarotti se faisait traiter de « gros tas braillard »
dans la presse, les plus grands sopranos étaient absentes de nos scènes ou
n’y faisaient que de furtives, ou pire, de trop tardives apparitions.
En ce qui concerne ce Voyage d’hiver que Sony vient d’ailleurs de
publier en CD, les plus grandes références sont nombreuses. Il y a bien sûr
les barytons comme Hans Hotter ou Dietrich Fischer-Dieskau, versions
historiques. Peu de ténors s’y sont risqués, mais on trouve quand même un
très solide Ernst Haeffliger, Peter Schreier et la versions hallucinée mais
irrésistible de Jon Vickers, génial et délirant, puis de Ian Bostridge.
Quelques dames ont osé entreprendre le voyage, dont Christa Ludwig et
Brigitte Fassbaender avec une certaine réussite. Le Witerreise est à
hauts risques. Il implique non seulement de pouvoir exprimer une variété
d’humeurs extrême, mais un cheminement vers l’intérieur de l’âme dans des
régions hantées par l’hallucination.
C’est d’abord un simple feu
follet (Irrlicht), puis une corneille de mauvais augure (Die Krähe), puis
les chiens du village auxquels on demande d’aboyer pour chasser le sommeil «
car je suis arrivé au bout de tout mes rêves » (Im Dorfe), et encore une
lumière étrange et attirante (Täuschung), jusqu’à ces trois soleils (Die
Nebensonnen), ultime annonce du joueur de vielle aux infinis symboles (Der
Leiermann). Tout cela ponctuant une épuisante marche où la neige finit par
tout envahir et où la raison s’épuise et se perd.
Alors, dans une
œuvre aux profondeurs aussi abyssales, le plus important n’est-il pas de
parvenir à bâtir cette lente fuite vers les ténèbres, avec ses éclairs de
joie et ses multiples images d’une désespérance irréversible ? C’est dans
cette progression, cette construction, par le travail sur le mot, sur la
couleur, sur la dynamique que Jonas Kaufmann a réussi une magistrale
interprétation.
Cet ensevelissement progressif a rarement été rendu
de manière aussi implacable et donc effrayante, Helmut Deutsch s’employant
au piano à trouver des accents et des phrasés inhabituels et riches de
signification. La qualité de la voix, impeccable de bout en bout, maîtrisée
pour n’être jamais trop opératique dans les instants d’emportement, est un
apport supplémentaire, sans que pour autant le ténor en joue comme argument
de séduction. Comme l’avait aussi compris Vickers, le propos est ailleurs.
Triomphe, bien sûr, mais grande et pudique sagesse de ne donner aucun
bis, ce que devraient comprendre bien des solistes. Pourquoi casser un
climat aussi intensément créé ?
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