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Qobuz, 09/04/2014 |
André Tubeuf |
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Schubert: Winterreise, Théâtre des Champs-Elysées, Paris, 8. April 2014
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Le Voyage d’hiver de Jonas Kaufmann au Théâtre des Champs-Elysées
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C’est un cycle, pas au sens où un motif musical courrait à travers l’œuvre
et la rebouclerait en fin de parcours, comme chez Schumann L’Amour du Poète
; mais au sens d’une continuité fantastique, même si la disposition
progressive des étapes est arbitraire ; et l’adieu évasif (Le joueur de
vielle) qui semble l’achever pourrait être le départ pour une nouvelle
errance. S’il y a quelque chose qu’on a appris depuis que Le voyage d’hiver
est sorti de son long purgatoire, c’est que Müller, son poète, avait du
génie : un génie frère de celui de Schubert, mais assez acide s’il faut,
assez décapé et tranchant pour s’être gagné l’admiration de Heine. Mais on
n’a pas assez remarqué le génie dramaturgique avec lequel Schubert même a
regroupé les étapes de cet itinéraire, avec liaisons évasives, décrochages,
asyndètes, créant une continuité hypnotique qui n’est pas sans rappeler la
liaison si floue, si précise pourtant, qui assure la continuité du Pelléas
de Maeterlinck malgré ses perpétuels points de suspension… ou grâce à eux.
Si on rappelle ces données, c’est qu’elles sont indispensables pour
comprendre et apprécier à sa juste mesure le travail d’orfèvre de Jonas
Kaufmann dans ce récit en vingt quatre paragraphes où très ostensiblement,
droit, immobile autant que possible, monotone délibérément, il s’est mis
dans la position même du Récitant, effacé entièrement derrière le texte
servi avec une précision, un sens du modelé et une intelligibilité
textuelles très hors du commun. Rien du ténor n’apparaît, visuellement ;
vocalement, pas un effet de charme. Une humilité forcenée au service du
sens, et de la conduite émotionnelle, qui produit en fin de certains lieder
— Gefrorne Thränen, Auf dem Flusse, Im Dorfe — des exaspérations d’intensité
où la tessiture de ténor est bien utile, sans que le charme du ténor, ni
même sa couleur ait à apparaître jamais. C’est à un exercice de pur
effacement de soi que s’est livré en public, une heure et quart durant, le
ténor le plus fêté du monde, de pure présentation d’un texte, le poétique
comme le musical, l’un comme l’autre transcendant.
Cet exercice
demandait qu’il ne donne l’ampleur de sa voix, la netteté de son timbre, que
quand la tessiture l’exige. Prodigieuse récitation, d’une intériorité
partagée, communiquée : et là, en cela seulement, joue le charisme du ténor
adulé. Le ténor de La Belle Meunière est un gamin encore, il en est à son
premier départ, ses premiers émois, son premier chagrin, tout dans ce qu’il
chante est élans (jusqu’aux trois derniers numéros, qui sont réflexion,
retour sur soi déjà, si jeune… Et retour à l’eau). Le voyageur d’hiver est
d’âge indifférent, mais l’amour qui l’a fait souffrir, partir peut être, est
derrière lui. Pas d’élans, mais une réflexion, une méditation amère sur la
lourdeur du pas, les obstacles, les leurres qui paraissent sur le chemin.
Tout ce qu’il chante lui vient de dedans. Exercice public d’intériorisation
expressive que Kaufmann a assumée avec le sang froid du Récitant (ainsi le
Testo de Monteverdi, l’Evangéliste de Bach), qui assiste à la chose,
témoigne, et s’efface. Aucun disque où l’on se reprend à cause d’une paille
d’intonation ou de rythme ne peut valoir cette continuité hypnotique du
direct, où un parti est pris, le plus difficile ; et tenu, jusqu’au tout
dernier son (un souffle assez rare et remarquable sur le dreh’n qui conclut
l’œuvre montre un chanteur qui n’est pas à court de technique).
Il y
a deux écoles de fous de Schubert. Ceux qui croient (et ils ont raison) que
Le Tilleul est la plus immédiatement belle de ses mélodies. Et ceux qui
croient que Schubert ne chante nulle part mieux que par le piano en prélude
de ce Tilleul. Ce qu’a fait Helmut Deutsch donne raison à ceux-ci.
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