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Qobuz, 31/12/2013 |
André Tubeuf |
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Verdi: La forza del destino, München, Vorstellung 28. Dezember 2013
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La Forza del Destino à l’Opéra de Munich
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On se souvenait avec émerveillement de la dernière Forza del Destino qu’on
ait vue à Munich, c’était en 1986, Sinopoli dirigeait avec le lyrisme et la
chaleur, le frémissement dramatique aussi, qui n’ont été qu’à lui ; et Julia
Varady donnait une des performances de sa vie en Leonora. Entre la soprano
et le chef l’entente était telle que les ressources de timbre, et de lumière
dans le timbre compensaient, et de loin, ce qui en projection dramatique et
simplement en volume, elle, la débordait plus qu’un peu.
Anja
Harteros est aussi loin de Varady qu’Ascher Fisch l’est de Sinopoli. Mais
leur complicité est aussi complète. Sans être le poète des sons et des
ambiances qu’était Sinopoli, Fisch apporte ici à plein le frémissement, si
essentiel à la vérité lyrique dans une œuvre pareille ; l’agitation
mélodramatique aussi, il en faut, et plus d’une fois jusqu’à la turbulence :
les situations, leurs excès le commandent ; ajoutons le déploiement de la
cantilène, lumineuse, qui flotte. Qu’on n’attende pas de lui, notamment
quand la clarinette intervient, et elle le fait à des moments cruciaux,
l’extraordinaire effet d’ambiance, l’univers sonore lunaire et fatal que
Sinopoli savait y mettre, d’une touche de coloris et une inflexion de
timbre. Mais c’est admirablement qu’il soutient Harteros, chante avec elle :
et elle du coup n’a qu’à ouvrir les écluses, nous noyant, nous emportant,
nous comblant du flux de son le plus glorieux qui soit. Son torrentiel, s’il
faut : il pourrait la mettre elle-même hors de son contrôle, se lançant à
corps perdu dans Son Giunta (au Cloître) comme le soir de la première ou
dans Pace, mio Dio comme ce soir. Mais le contrôle est ressaisi aussitôt,
main de fer et gant de velours, souffle qui n’est pas une respiration mais
une volonté, domptée comme par une fée : et nous entendons alors la
cantilène la plus chastement serrée qui soit, nourrie, archet à la corde,
sur un fil parfois mais alors d’une solidité et d’une lumière incomparables.
Ce métal, avec ce volume et cette radiance vocale somptueuse n’a été qu’à
Rosa Ponselle. Un art aussi suprêmement châtié ne va pas sans quelque
sévérité et distance, qu’on n’attende pas le sensualisme mystique d’une
Milanov, la sensibilité liquide de Seinemeyer. En juillet, dans la Leonora
de Trovatore d’Harteros, on sous-entendait la Comtesse de Mozart. C’est un
Gluck plus de marbre, le sostenuto de Wagner qui se sous-entendent ici. Si
Leider, si Lubin avait chanté Leonora c’est ainsi qu’elle l’aurait fait
(Gertrud Kappell, qui fut une Brünnhilde et une Isolde, l’a chantée).
Harteros paraît aujourd’hui située un degré plus haut que la musique
pourtant très difficile que ce Verdi là (aucun Verdi) lui donne à chanter :
un chant si souverain ne nous restera pas toujours dans Verdi,
empressons-nous d’aller l’entendre (le Festival de Munich affichera trois
Forza encore, les 25, 28, 31 juillet). D’ici qu’une autre Ponselle revienne…
Cette seule performance suffirait pour qu’on coure à Munich. Mais un
Verdi ne se fait jamais seul, comme on sait : ici ténor, baryton et basse
sont présents, et à la bonne hauteur. On ne saurait cacher qu’aussi bien
Jonas Kaufmann que Ludovic Tézier trouve chacun dans son grand air (l’un
avec son prodigieux récitatif, l’autre avec sa terrifiante cabalette) de
quoi être poussé à ses limites (Tézier est somptueux dans sa Ballade du I,
Son pereda). Mais, merveille, il se passe pour eux deux ce qui s’est passé
récemment à Munich pour Kaufmann et Harteros, rendant leur Don Carlos
inoubliable. On a ouvert les duos Alvaro/Carlo, les trois, qui à eux trois
offrent une variété inouïe, un plein spectre d’expressions et d’émotions,
induisant des prouesses vocales entièrement différentes de ton, de coloris,
de portée. Cela va crescendo depuis Solenne in quest’ora, lyrique, souvent
soupiré (et légitimement : et comme Tézier sait alors plier son plus large
volume pour intérioriser, comme Kaufmann a le génie, mais péché mignon
aussi, de le faire). Dans le minaccie e fieri accenti se ramasse, se
comprime pour finalement exploser tout ce que les deux protagonistes
accumulent depuis une heure. Un rugissant Finalmente ! comme celui que
Tézier balance alors, cela ne s’entend pas en scène tous les jours ! À
Kaufmann est demandé dans ce dernier duo un plein ambitus d’émotions,
couleurs et finalement violences dont sa stupéfiante facilité scénique ne
fait qu’une bouchée : ajoutons que l’engagement physique de son empoignade
avec Tézier, allant jusqu’à quelques vols planés sur une longue table, et
couteau à la main, a quelque chose d’hallucinant. L’animation, la vérité, la
prise à la gorge de ces duos sont réglés par Martin Kusej sur mesures pour
deux exécutants hors du commun. Tout ce que le Padre Guardiano a à faire est
plus unidimensionnel : Vitalij Kowaljow, sans la noirceur de timbre ou la
majesté altière d’un Pinza, Christoff ou même Ghiaurov, y est le plus
sensible et mieux tenu qui soit, à hauteur de Leonora au Cloître, lumineux
au sublime Trio final.
On a dit comme Martin Kusej a raison de
demander le maximum physique à deux chanteurs capables (et désireux) de le
donner ; ajoutons qu’il accorde à Leonora, quand elle a à chanter ou même
simplement paraître, la stature, la tenue, le mouvement sévère qui vont au
physique d’Harteros, naturellement noble et grande. Hélas, ayant dit cela on
a tout dit. Un très simple et très utile dispositif de bois coulissant, de
couleur agréable, une table, très peu d’accessoires font ce qu’il faut de
décor pour le château au début, puis le cloître sous ses différents aspects
(on passe sur la piscine rajoutée pour baptiser notre postulante immergée).
Mais le reste ne se contente pas d’être hideux, il l’est bêtement, pour
rien, pour le plaisir de l’être, et de montrer à quel point on se
contrefiche des scènes de foules, batailles, diversions qui donnent à Forza
sa structure zigzagante et ses scènes disparates, réduites ici à n’être plus
que de très plats, vides et assommants tunnels. On ne se souvient pas
d’avoir nulle part vu traitement aussi négligent, aussi méprisant d’une
masse chorale par ailleurs si performante musicalement (le chœur de Munich
!!). Dans un tel contexte, le sermon et la distribution de vivres de
l’excellent Melitone (Renato Girolami) font tunnel, le rataplan de
Preziosilla (Nadia Krasteva, fagotée faut voir comment, et criarde) un
mauvais moment à passer et les scènes de combat, pourtant capitales, une
course à la femelle. Oh là là ! Décidément n’est pas Goya qui veut. Les
couleurs léopard camouflé commencent à avoir beaucoup servi, elles vont mal
à ces Désastres de la Guerre-là.
Enfin plus d’un(e) dans la salle
pardonne mal à M. Kusej d’avoir fait un Kaufmann si complètement
contre-glamour que plus d’une fois il paraît terne, quelconque, osons le
terme : moche. Kaufmann amoché ! Rassurons-nous, le charisme de l’artiste y
survit. À propos : on ne voudrait pas en faire une mauvaise querelle, et
c’est vrai qu’Alvaro à la toute fin, même se disant expressément ridento,
rédimé, a plus d’une raison de laisser tomber en s’en allant la croix qu’il
a d’abord saisie. Mais que cette croix fasse en tombant ce bruit métallique
multiplié par le silence respectueux, osons dire religieux, d’un public qui
sait se retenir d’applaudir pendant ces ultimes ineffables secondes où les
violons sont encore là à monter vers le ciel et en faire descendre la
miséricorde, pardon, c’est une faute de mise en scène de premier ordre, et
aussi de méconnaissance du public.
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