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L'Avant-Scène Opéra
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Giuseppe Montemagno |
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Wagner: Lohengrin, Teatro alla Scala, 14. Dezember 2012
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Lohengrin ou de la nostalgie
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Un temps presque mythique de trente-et-un ans s’est écoulé entre le
Lohengrin représenté à La Scala fin 2012, pour inaugurer la saison du double
bicentenaire Verdi-Wagner, et celui qui l’avait précédé pour fêter la
Saint-Ambroise, en 1981. Et pourtant, l’opéra romantique a marqué une étape
décisive dans la réception de l’œuvre de Riccardo Wagner en Italie, premier
titre à être créé sur une scène de la Péninsule, véritable bélier utilisé
pour foncer les forces verdiennes, au Comunale de Bologne, le 1er novembre
1871, sous la direction d’Angelo Mariani et dans une traduction du baryton
Salvatore Marchesi, éminent germaniste. Moins de deux ans plus tard, le 20
mars 1873, la même production de Carlo Ferrario était accueillie à La Scala,
où la tradition italienne et les interprétations allemandes se sont
confrontées au cours d’un siècle, les directions de Faccio et Mugnone,
Toscanini et Panizza, Serafin et Guarnieri, Gui et Marinuzzi, jusqu’à Abbado
et Gatti, se sont croisées avec celles de Karajan et Sawallisch. Pour en
arriver à Daniel Baremboim, directeur musical de La Scala depuis un an, qui
a proposé Lohengrin pour renforcer les liens qui unissent l’opéra de Wagner
au public italien. Avec son Tristan et Isolde de 2008, il s’agit non
seulement du meilleur spectacle qu’il ait dirigé à la Scala, mais d’une
véritable, inoubliable réussite, partagée avec le metteur en scène Claus
Guth, le dramaturge Ronny Dietrich et tous les protagonistes.
Le son
lointain
Quand les premières notes du Prélude résonnent dans la salle
du Piermarini, quand les cordes en pianissimo vibrent pour emplir cet
imposant vaisseau, la fascination de ce début tout en transparences et
subtilités semble vouloir décrire un voyage qui dépasse le mythe et
recherche ses résonances intimes, profondes, contemporaines. Enfouies dans
le noir, comme ce cri étouffé qu’une jeune fille en blanc – Elsa, évidemment
– cache en étreignant une veste noire, le seul souvenir d’un passé prêt à
ressurgir car encore irrésolu. Le décor unique, signé par Christian Schmidt,
met en scène d’emblée tous les conflits dont se nourrit l’œuvre. Il s’agit
d’une vaste cour sur laquelle s’ouvrent les entrées des appartements privés
– un peu selon le modèle des case di ringhiera milanaises, les maisons où
une balustrade unique relie les destins d’une collectivité fermée. Le
Moyen-âge a cédé la place aux années de la création de l’œuvre, ce 1850 qui
non seulement se situe au milieu du siècle, mais surtout après la fin des
illusions du Vormärz, de tous les projets de renouveau économique, social et
politique élaborés en vue des soulèvements de mars 1848 et voués à l’échec.
Le Brabant de ce Lohengrin est un des états allemands avant l’unification,
qui se prépare une nouvelle fois à la guerre (« Faut-il d’abord vous parler
des fléaux qui souvent de l’Orient frappèrent notre terre ? », rappelle le
roi Heinrich dès sa première intervention) et, pour ce faire, attend
l’arrivée d’un nouveau guide, moral autant que politique.
Effarée et
tremblante, Elsa a suivi avec inquiétude ces projets de guerre, puis l’acte
d’accusation de Friedrich von Telramund, qui évoque des deuils non encore
élaborés : une petite fille et son frère suivent le cercueil de leur père,
au fond de la scène, puis ce même enfant disparaît près de cet arbre, le
vieux chêne de la justice, où la fille s’éclipse pour fuir les cours de
piano d’une mégère institutrice. Dans ces images, qui accompagnent le récit
du comte brabançon, explosent toutes les contradictions de l’œuvre : Ortrud
incarne le mal puisqu’elle enseigne la musique à Elsa de façon autoritaire,
puisqu’elle est – à n’en pas douter – l’image même de l’inflexible Cosima,
qui hantera l’imaginaire du compositeur. Passé, présent et futur cohabitent
donc dans cet énorme huis clos, fermé à la fois aux menaces extérieures, à
une réorganisation des rapports de pouvoir, que le couple « noir » souhaite
occuper, et à l’avancée d’une industrialisation à laquelle s’oppose un seul
et unique arbre, poussé naturellement. Miroir d’une âme à l’écoute de ses
troubles inassouvis, un piano droit devient alors le lieu de ses rêves et de
ses revers de fortune, d’accidents transformés en chimères et, surtout, en
une longue, inextinguible attente. Muet mais non dépourvu de résonances, il
nous dévoile – probablement pour la première fois – l’origine de ce son
lointain et ineffable.
Le souvenir d’un cygne
« Einsam in
trüben Tagen », chante la malheureuse Elsa, se souvenant des sombres jours
où, solitaire, elle invoqua une aide divine à son secours : dans ses mains,
elle garde la veste d’où jaillissent des plumes blanches, le souvenir d’un
cygne, d’un éden perdu mais sagement sauvegardé dans la mémoire. Point de
chevalier à l’horizon, point de cygne sur les rives de l’Escaut : il est
presque impossible d’apercevoir l’arrivée de Lohengrin, que les nobles
découvrent parmi eux presque par hasard, accroupi en position fœtale, tout
haletant de peur, frémissant d’un dernier battement d’ailes. Il est venu
d’ailleurs pour sauver Elsa et, dès le début, c’est à elle qu’il s’adresse :
près du piano, pieds nus, Jonas Kaufmann révèle dans toute sa dimension
poétique « Nie sollst du mich befragen », point culminant de l’acte,
dialogue intime et tout en mezza voce avec sa future femme, la seule qui
pourra enfin lui dévoiler sa vraie raison de vie. Sur le clavier du piano
les mains s’unissent et le rêve se transforme en réalité : les doubles des
personnages, deux gamins main dans la main, traversent la scène en guise de
prélude au bonheur qui les attend.
Le mariage qui sera bientôt
célébré est un pur moment de lumière pour l’austère communauté qui entoure
Lohengrin et Elsa : les voûtes de la cour, illuminées par Olaf Winter,
évoluent d’un gris austère et pensif à un bleu nocturne et fourmillant de
vie, à travers l’ocre sèche et argileuse de l’univers d’Ortrud, jusqu’aux
jeux d’ombres du doute et du désespoir. Car la péripétie du deuxième acte se
charge de rendre encore plus manifeste l’opposition de sentiments qui
agitent les protagonistes : dans la plénitude de son amour, Elsa atteint le
sommet d’une attitude démonstrative, face au monde entier et surtout envers
Ortrud, alors que pour Lohengrin tout se referme dans l’impossible quête du
bonheur. D’où un dernier acte qui déplace la chambre nuptiale aux abords de
l’Escaut, au milieu d’une cannaie, afin d’assurer un retour aux sources, à
un état de nature où les plumes du cygnes, agitées tout au long de l’action,
deviennent métaphore du mal de vivre de Lohengrin. Face au piano désormais
renversé, alors qu’Elsa se retire encore une fois dans son monde imaginaire,
le fils de Parsifal se remémore le pays lointain et inaccessible où surgit
le château de Montsalvat : un pays qu’il ne peut appréhender qu’à travers la
nostalgie, ce mal du retour (νόστος αλγία) qui le consacre Wanderer à
jamais, pèlerin voué à un voyage sans fin.
Toute mon âme est là…
La subtilité des propos de Claus Guth a eu le mérite, certes, de
renverser la conception de l’œuvre, de poser un regard nouveau sur une
matière incrustée dans le mythe et ses réinterprétations. Mais le succès du
spectacle est le résultat d’une réflexion d’ensemble qui voit en Baremboim
le responsable d’une lecture capable de trouver un équilibre savant pour
concilier les contraires. La cour de Brabant n’est pas une simple toile de
fond fonctionnelle pour le bon déroulement de l’action : la puissance
compacte et vigoureuse des chœurs – placés sous la direction de Bruno Casoni
– décrit un univers d’une rare cohésion sonore, d’une masse étincelante
haute en couleurs et en nuances. Le début du premier acte, ainsi que le
monumental finale du deuxième, assument ainsi une force expressive et un
envol fulgurant, destinés à être sculptés dans la mémoire auditive du
spectateur. Dans ce cadre se situent les interprétations remarquables des
nobles brabançons : René Pape, qui fait autorité en roi Heinrich non
seulement par le velours d’un timbre privilégié, mais aussi par la
participation – presque paternelle – aux affres d’Elsa ; Zeljko Lučić, un
Héraut de luxe, incisif comme rarement il arrive d’en entendre ; et Tómas
Tómasson, en Telramund, styliste accompli et insinuant. Ovationnée par le
public, l’Ortrud de Evelyn Herlitzius frappe par des moyens imposants, une
fébrilité inquiète, une force chtonienne qui explose avec une virulence
presque illimitée.
Mais c’est l’envers de ce décor sonore que – si
possible – Baremboim soigne avec autant d’attention aux détails d’une
écriture orchestrale épurée, intimiste, lyriquement contenue. Ceci permet de
suivre l’itinéraire mental – et musical, évidemment – de l’Elsa d’Ann
Petersen, encore instable dans le registre aigu au premier acte, mais qui
par la suite déploie une luminosité rayonnante au cours du deuxième. Ainsi
la conclusion de son duo avec Ortrud, « Du Ärmste kannst wohl nie ermessen
», d’abord soutenu par les hautbois puis évoluant sur des cordes aux nuances
soyeuses, frôle l’extase de la fidélité absolue et d’un bonheur inébranlable
– mais, ô combien ! illusoire. C’est pourquoi l’approche de Jonas
Kaufmann paraît si moderne, si dramatiquement percutante, si musicalement
raffinée ! Car son Lohengrin n’est pas seulement un héros malgré lui, mais
un homme incompris et blessé par la société qui l’entoure, même par la femme
avec laquelle il conçoit une rédemption impossible. Tout ceci est réalisé
par une maîtrise du souffle et du legato, par un phrasé d’une rare
pertinence, par un voile de mystère qui rend le personnage étrange parce
qu’étranger parmi ses proches, déjà éloigné parce que lointain à ceux qui
l’entourent. Et alors la magnificence du timbre, sa vaillance et son éclat
se plient à des pianissimo impalpables, jusqu’à un récit du Graal qui est
une confession à mi-voix, un testament spirituel. Sous les plumes de son
cygne, près d’un piano silencieux, il s’éteint alors lorsque le jeune duc de
Brabant paraît à l’horizon, derrière les roseaux, les chaussures remplies
d’eau et de rêves. En attendant Werther, du côté de chez Pelléas. |
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