|
|
|
|
|
Le Temps, 11.8.2012
|
Jonas Pulver |
|
Strauss: Ariadne auf Naxos, Salzburger Festspiele, Juli/August 2012
|
«Ariadne auf Naxos», les amours imaginaires
|
A Salzbourg, l’opéra de Strauss est donné dans une version inédite qui superpose finement l’histoire et la fiction. Jonas Kaufmann et Elena Mosuc dominent le plateau vocal |
|
Naxos? Une île bien sûr. Non. Un théâtre, plutôt. Les flots de l’orchestre
ont rejeté sur scène de longs pianos de concert fracassés par le ressac.
Vaisseaux messagers d’un naufrage amoureux, épaves noires d’une dynastie
culturelle menacée par les bourrasques politiques, sous les lustres des
années 1910. Ariane pleure Thésée. A l’arrière, parmi les velours pourpres
des gradins, Zerbinetta et ses arlequins se mêlent au personnel de Monsieur
Jourdain, bourgeois gentilhomme. Et qui encore? L’écrivain Hugo von
Hofmannstahl, et même la jeune veuve Ottonie von Degenfeld-Schonburg, dont
il est secrètement épris.
Mythologie stylisée, Molière remanié,
personnages ayant existé: aux Salzburger Festspiele, l’opéra Ariadne auf
Naxos de Richard Strauss fait voltiger versions, époques, fiction et
réalité. L’idée de Sven-Eric Bechtolf, également directeur de la section art
dramatique du festival, c’est de télescoper la version originale de l’œuvre
et le contexte de son écriture, à l’occasion du centenaire de sa création.
Théâtre et musique
Bechtolf prend le parti de réhabiliter la
première mouture de l’opéra, celle qui comporte, en prologue, une adaptation
du Bourgeois gentilhomme, comédie-ballet façonnée par Molière pour le
compositeur de la cour Jean-Baptiste Lully. Déjà, un dialogue entre théâtre
et musique, déjà, la présence d’une jeune veuve, Dorimène. Celle-ci, fictive
et plutôt dégourdie, se permet de faire ce qui lui plaît. Tout l’inverse
d’Ottonie, veuve bien réelle qui, deux siècles et demi plus tard, fait
tourner la tête de Hugo von Hofmannstahl, le librettiste de Richard Strauss
pour Ariadne auf Naxos – leur collaboration a déjà abouti à Elektra et au
Chevalier à la rose.
Durant les répétitions de ce dernier ouvrage,
laborieuses, le compositeur et le dramaturge avaient appelé à l’aide le
metteur en scène Max Reinhardt. Pour le remercier, le duo imagine une forme
d’expression scénique qui allierait le théâtre de Reinhardt, la musique de
Strauss et l’écriture de Hofmannstahl. Celui-ci jette son dévolu sur les
mots de Molière, auxquels il adjoint, pièce dans la pièce, l’opéra Ariadne
auf Naxos. Le prologue s’étend au point de devenir d’importance comparable à
la séquence lyrique, tant et si bien que la première de 1912 se heurte à
l’impatience du public. Depuis, Ariadne est donné dans une mouture de 1916
considérablement allégée.
Sven-Eric Bechtolf ne se contente pas
de rendre à l’œuvre son prologue original – gouleyant Cornelius Obonya en
parvenu mal perruqué, flanqué d’un valet (Peter Matic) aux servitudes
grinçantes. Le metteur en scène superpose encore la passion probablement
platonique mais d’autant plus dévorante qu’entretient Hofmannstahl avec la
veuve Ottonie von Degenfeld-Schonburg alors qu’il s’attelait à mettre sur
pied Ariadne.
Sur scène, on voit l’homme de lettres, moustache fin de
siècle et nœud papillon, tenter de dérider sa conquête endeuillée dans ses
tulles, en lui racontant la trame de son nouveau livret. Puissance de
l’évocation poétique: le gentilhomme et sa suite drapée de soie surgissent
bientôt par le jardin qui verdoie derrière les hautes fenêtres en bordure du
plateau.
Eclatante Zerbinetta
La mise en abyme, ludique,
touche à son paroxysme lorsque Hofmannstahl fait visiter à Ottonie les
coulisses où se prépare, devant miroirs et coiffeuses, le divertissement
commandé par le gentilhomme Jourdain. Deux troupes, l’une dévolue à Ariane à
Naxos, l’autre emmenée par Zerbinetta et son cortège de commedia dell’arte,
vont se succéder. A moins que le bourgeois, impatienté, ne leur demande de
jouer simultanément, tandis que passent en catimini quelques personnages
issus d’anciens opéras de Strauss – Elektra, Clytemnestre –, témoins d’un
gigantisme expressif et orchestral désormais révolu avec lequel
s’évanouissaient les dernières écumes du romantisme…
Car
l’instrumentation d’Ariadne, allégée, et la structure en airs et récitatifs
illustrent l’esthétique désormais néoclassique de Strauss. A la tête des
Wiener Philharmoniker en formation réduite, le chef Daniel Harding en
distille les couleurs suaves et transparentes avec la classe qui le
caractérise, tirant parti de solistes hors pair. Si Emily Magee
confère un lamento dense quoique peu projeté au rôle-titre, ce sont Elena
Mosuc et Jonas Kaufmann qui font la force de la distribution. La première
prête son éclatant soprano colorature à une Zerbinetta montée sur bas
résille et malicieuse à souhait. Quant au ténor, Bacchus instinctif et
tacheté façon léopard, il semble avoir retrouvé l’entier de ses
exceptionnels moyens vocaux après avoir dû renoncer ce printemps à une
Walkyrie new-yorkaise et des Troyens londoniens, sur le conseil de ses
médecins.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|