Opéra, mars 2010
Richard Martet
Massenet: Werther, Paris, 1 février 2010
 
Werther, Opéra Bastille, 1 février.
 
Les échos dithyrambiques de la première parvenus jusqu’à nous, laissaient espérer une soirée d’exception. Le 1er février, septième représentation d’une série de huit, nous l’avons effectivement vécue mais, avouons-le d’emblée, non sans quelques bémols. Je m’explique, en précisant qu’il s’agit là d’une impression personnelle, que l’on est libre de ne pas partager, raison pour laquelle, contrairement aux usages, je m’exprimerai à la première personne du singulier dans la suite de ce compte rendu.

Michel Plasson est sans doute le meilleur défenseur de Werther à l’heure actuelle et, dès le Prélude, on est saisi par la splendeur des sonorités de l’orchestre et le raffinement des détails instrumentaux. Jonas Kaufmann, de son côté, possède un talent absolument unique dans le monde de l’opéra aujourd’hui. Non seulement il est beau (« sexy »dira ma voisine !) et il joue bien (un atout de poids dans Werther, surtout à notre époque), mais en plus il chante avec une voix d’une santé à toute épreuve (oubliés, les tracas de la mi-janvier qui l’avaient conduit à annuler le 20 !) et un instinct musical capable de transfigurer la moindre phrase. L’aigu se libère avec un impact dévastateur, l’art des diminuendi laisse béat d’admiration, et la diction est un modèle de netteté et d’expressivité.

Pourquoi, dans ces conditions, n’ai-je pas complètement succombé ? Tout simplement parce que la conception défendue par le chef et son ténor ne laisse pas, à mon goût, suffisamment de place à l’effusion et à l’émotion, surtout dans les deux premiers actes. Un Werther introverti et intellectualisé se conçoit, mais la musique de Massenet appelle expressément que l’on se «lâche» dans des moments tels que «Rêve ! Extase ! Bonheur !», «J’aurais sur ma poitrine» ou «Non, tu ne saurais pas; dérobé sous tes voiles». C’est Charlotte qui doit rester en permanence sur la réserve au I et au II, ce que Sophie Koch fait d’ailleurs admirablement Ici, Kaufmann et Plasson donnent l’impression de tout garder sous contrôle, avec des tempi délibérément étirés à l’extrême (« Invocation à la Nature» en parait figée dans sa perfection formelle), et des gradations dans la couleur et l’intensité tellement pensées et calibrées, que le chant perd une part de son indispensable spontanéité.

À partir du III, les choses changent. D’abord parce que Kaufmann se déboutonne davantage, notamment dans un «Lied d’Ossian» d’un galbe et d’une sensualité irrésistibles, avant un dernier acte conduit avec tellement de science qu’on lui pardonne ses curieux effets de détimbrage dans l’aigu piano, moins gênants dans Werther, c’est vrai, que dans le Duc de Mantoue (voir son premier récital chez Decca). Ensuite parce que Plasson fait lui aussi monter la tension, avec une direction plus fiévreuse, en particulier dans un éblouissant interlude de la «Nuit de Noél». Enfin, et surtout, parce que Sophie Koch se déchaîne dans un brûlant «Seigneur Dieu ! Seigneur ! J’ai suivi ta loi», avant de rejoindre son partenaire sur les cimes dans le duo qui suit «Pourquoi me réveiller» et la scène finale.


La mezzo française, dont la fulgurance dans l’aigu a peu d’équivalents dans sa catégorie vocale aujourd’hui, fait largement jeu égal avec Jonas Kaufmann — ce que l’on n’a pas, à mon avis, suffisamment souligné. Elle est en plus une Charlotte d’une crédibilité totale sur le plan scénique, davantage que Susan Graham l’an dernier, sur le même plateau de Bastille.

Autour de ce couple parfaitement assorti, dont on aurait aimé encore mieux suivre les expressions du visage au IV (sur ce plan, la retransmision télévisée du 26 janvier sur Arte a certainement constitué un «plus»), l’Opéra a rassemblé la plus belle distribution dont on puisse rêver à l’heure actuelle Albert pétri d’humanité et remarquablement chantant de Ludovic Tézier; Sophie dépourvue de toute acidité et mièvrerie d’Anne-Catherine Gillet; épatants Bailli et Johann d’Alain Vernhes et Christian Tréguier.

Créée à Londres en 2004, la production de Benoît Jacquot, «classique» dans le meilleur sens du terme, a deux avantages. Sa beauté un rien glacée — reposant sur la prédominance des tons gris (le ciel nuageux des deux premiers actes, le salon néoclassique du III), le dépouillement du décor (un mur recouvert de lierre au I, une balustrade basse au II) et la sobriété des costumes — offre d’abord un écrin idéal à la conception musicale de Plasson et Kaufmann. Son aspect «fonctionnel» facilitera ensuite ses reprises futures, avec des interprètes qui n’auront aucun mal à s’y mouvoir. En ce sens, elle constitue le modèle du spectacle de répertoire, dont une maison comme l’Opéra de Paris a impérativement besoin.

 






 
 
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