L'Avant Scène Opéra, 15 Janvier 2010
par Chantal Cazaux
Massenet: Werther, Paris, 14. Januar 2010
Werther à l’Opéra Bastille, 14 janvier 2010 
 
Photo:  © Opéra national de Paris/ Elisa Haberer
 

Gageons que si Massenet avait entendu son Werther chanté par Jonas Kaufmann, il n’aurait pas ressenti le besoin de recomposer sa partition dans une version pour baryton par dépit d’entendre une voix de ténor trop stentoriser son anti-héros. D’un raccourci familier, on pourrait dire que Kaufmann est le « deux-en-un » de la voix mâle : aigus projetés et couleur sombrée, exploit du forçage vocal propre à la tessiture de ténor – celui-là même qui dresse l’épiderme quand arrive le contre-Ut – et style suprêmement intérieur – ce qu’on aime chez nos grands barytons, cette noblesse élégante et pudique. A ceux qui préfèrent Philippe à Don Carlos, ou une forêt flamboyante d’été indien au soleil cru d’un port crétois, ou encore Maurice Ronet à Daniel Craig… on recommandera d’entendre une fois, un jour, Kaufmann chanter « Pourquoi me réveiller », enfin en point d’interrogation désolé et non en question vulgairement assenée – lui qui nous offre en outre une leçon de chant définitive. Palette de nuances et de registres en dégradés à faire frémir ses confrères ténors de la planète, diction de mélodiste français, subtilité et ductilité de la couleur et de l’intention : plus qu’un grand Werther ou qu’un grand ténor, un grand, très grand, musicien. Faut-il signaler quelques moments où l’on sentait le chanteur protéger une éventuelle fragilité du soir en n’osant pas tout donner… oui, pour ajouter encore à l’hommage au technicien, puisque même contenus, le style et l’idée étaient là.

Un luxe n’arrivant jamais seul, voilà que Kaufmann est entouré de partenaires à sa hauteur, à commencer par l’Albert de Ludovic Tézier… qui, il y a moins d’un an et sur la même scène, incarnait ce même Werther repensé pour baryton par Massenet, et avec quelle classe. Toujours égal à lui-même en tenue et dignité vocales, il crée avec son rival un troublant duo qui nimbe le dilemme de Charlotte d’une dimension bien plus fine et déchirante que s’il s’agissait simplement pour elle de se consacrer malgré soi à un époux imposé. Sophie Koch est cette Charlotte désemparée, belle prestance et mezzo plein, tout juste mise à la peine parfois dans le grave et inégale de diction – parfois hyper-articulée, parfois totalement liquide, les deux manières alternant très régulièrement, de façon surprenante. Bien appariée en jeune sœur, la Sophie d’Anne-Catherine Gillet renouvelle les qualités qu’on lui connaît : elle a dans la voix les fleurs qu’elle a dans les bras et le rire qu’elle célèbre en mots. Et Alain Vernhes est bien notre Bailli national, français de haute école… et distance aristocratique face à la partition.

La production de Benoît Jacquot, enfin arrivée à Paris après ses débuts londoniens en 2004, fait honneur à Werther – aussi bien à l’opéra qu’à sa source goethéenne – avec classicisme et subtilité. Plus qu’au cinéaste de Tosca avec Gheorghiu et Alagna (2001), on pense au réalisateur d’Adolphe d’après Benjamin Constant, qui sortit l’année suivante (avec Isabelle Adjani en Ellénore et Stanislas Merhar dans le rôle-titre). Lumières de neige ou latérales et creusant les distances, pièces vides où l’espace est un piège, extérieurs à la fois ouverts et sans issue : les décors et éclairages de Charles Edwards (ces derniers réalisés ici par André Diot) créent une atmosphère désenchantée, où la vie (Sophie) fait décidément trop de bruit et prend trop de place. Si mise en scène « de cinéaste » il y a, c’est au sens où le jeu des corps crée des cadres, l’occupation du plateau, des angles, et les hors-champs, des plans au rythme savamment monté ; en ce sens aussi où l’aparté en avant-scène prend une nouvelle signification qui transcende l’efficience banale de la proximité au chef et au public, et devient un refuge paradoxal de solitude ultime. Seul bémol à cette très belle soirée, Michel Plasson, en grand retour à l’Opéra (salué longuement à son entrée), qui travaille l’orchestre en volutes et vagues très romantico-symphoniques, aux dépens de l’équilibre avec le plateau voire de la nuance : on aurait rêvé entendre monter de la fosse des pianissimi répondant à ceux de Jonas Kaufmann. C’est bien lui le triomphateur de la production – un titre qui pourtant ne semble pas lui correspondre : disons plutôt l’inventeur, ou le réinventeur, d’un art si souvent perverti. Un ténor ? Un poète lyrique.






 
 
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