Opéra, octobre 2010
Éric Pousaz
Fidelio de Beethoven. Lucerne, Konzertsaal, le 15 août.
 
Lucerne - Fidelio
 
Depuis qu'il a fondé le Lucerne Festival Orchestra en 2003, Claudio Abbado, chaque année, a été en charge du concert d'ouverture de la manifestation. Pour la première fois, il a choisi d'inscrire au programme un opéra complet. En optant pour Fidelio, qu'il avait déjà dirigé en 2008 à Baden-Baden (vair 0. M. n° 30 pp. 34-35 de juin), Reggio Emilia, Madrid, Ferrare et Modène, il entendait ajouter sa contribution personnelle au thème du Festival (l'Éros sous ses diverses formes), tout en prenant ses distances avec la vision pessimiste qu'avait imposée le cinéaste Chris Kraus, son met­teur en scène d'alors.

Le Mahler Chamber Orchestra (augmenté de quel­ques musiciens du Lucerne Festival Orchestra) épou­se, avec une étonnante spontanéité, la vision tendue et dramatique du chef : dès l'Ouverture, les attaques sont incisives, les rythmes souples mais énergiques.

L'interprétation d'Abbado vise à l'universel, en pro­posant de la partition une lecture qui en magnifie le lent cheminement vers la lumière, comme si Fidelio n'était finalement qu'un avatar laïque des grands ora­torios du XVIII siècle. Les airs sont introduits par de véritables miniatures instrumentales, visant moins à créer une atmosphère qu'à sertir le chant dans un contexte toujours plus tendu, jusqu'à la formidable li­bération de l'utopie finale. Dans ce contexte, le chant d'une rare flexibilité des membres de l'Arnold Schoenberg Chor, prodigieux d'intensité dès les premiers murmures qui accompa­gnent l'air de Pizarro, s'apparente presque à un pro­longement vocal de la tapisserie instrumentale inlas­sablement tissée par l'orchestre. Il concourt à faire des dernières minutes de cette soirée, un grandiose mo­ment de confraternité.
La distribution, entièrement différente de celle des représentations de 2008, est d'excellente tenue. Le soprano dramatique, aux couleurs sombres, de Nina Stemme a d'abord quelque peine à se plier à l'écri­ture en filigrane du quatuor ou du trio. Mais, dès les premières notes d'un «Abscheulicher!» d'anthologie, le timbre s'épanouit en trouvant son assise, se déploie alors sans effort dans le récitatif et parcourt avec ju­bilation les méandres de cet air à la tessiture meur­trière, sans perdre une once de son énergie, ni de son brillant.

Jonas Kaufmann impressionne dès son entrée : son cri désespéré semble surgir du néant, se mêler insensi­blement aux voix de l'orchestre pour gagner en puis­sance et triompher finalement par son intense rayonnement. La couleur plutôt sombre de son ténor s'allie idéalement à celle de sa partenaire, et traduit, avec une ivresse croissante, le long chemin de Florestan vers la lumière libératrice.
Le Pizarro de Falk Struckmann, noir à souhait, est plus traditionnel, mais ne manque ni de grandeur, ni de puissance. Christof Fischesser fait de Rocco un personnage ambigu ; sa voix, un brin granuleuse, se montre par­
fois capable de superbes élans lyriques, par exemple dans le mélodrame du deuxième acte, d'une intensité dramatique presque insoutenable. Rachel Harnisch, dont le soprano accuse une certaine sécheresse dans le grave, et Christoph Strehl, au timbre dangereu­sement engorgé, font bonne figure, sans plus. Enfin, Peter Mattei convainc en Don Fernando, deus ex machina chaleureux comme il convient. La «mise en espace » se limite à quelques oripeaux de prisonniers recouvrant tout l'arrière de la scène, masquant les pupitres sur lesquels les partitions sont disposées Jonas Kaufmann est le seul à chanter de mémoire). Une vaste sphère sert à projeter quelques éléments visuels souvent redondants (un oeil dans la prison, une boule de lumière intense pour le finale), alors que l'orchestre semble nager sur une mer de bougies mortuaires, semblables à celles qui fleurissent sur les tombes un soir de Toussaint... En définitive, cette mise en espace ne sert guère la musique de Beethoven, dont elle aurait plutôt ten­dance à briser l'atmosphère.






 
 
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