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ON-mag, 16 mars 2023 |
Jean-Pierre Robert |
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CD : un Turandot de prestige
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Tout
nouvel enregistrement de Turandot se doit d'aligner la formidable
distribution qu'exige le spectaculaire ultime opéra de Puccini. Celui-ci
mise sur plusieurs premières : prise de deux des rôles principaux, par
Sondra Radvanovsky et Jonas Kaufmann, et direction par le chef Antonio
Pappano d'une partition qu'il n'avait pas encore abordée. Enfin il
présente l'intégralité, encore inédite au disque, de la scène finale
telle qu'achevée en 1925 par le compositeur Franco Alfano après la mort
de Puccini, et refusée par Toscanini pour la création de l’œuvre à La
Scala de Milan l'année suivante.
Chant du cygne du musicien,
Turandot passe pour son opéra le plus abouti bien qu'inachevé. Le plus
moderne aussi. Inspirée de la pièce éponyme de Carlo Gozzi et des
masques italiens, sa trame a aussi à voir avec les Mille et une nuits et
leur atmosphère fantastique, comme avec le mythe des Amazones et le
thème de la guerre des sexes : la haine du mâle de la part d'une femme
qui tout à la fois refuse et désire être conquise, à laquelle les
librettistes ajoutent une once de froideur. D'où une pièce aux multiples
facettes mêlant tableaux tragiques, à l'image de la décapitation
savamment préparée du pauvre Prince de Perse, et scènes burlesques
animées par les trois ministres Ping, Pang, Pong, lointains cousins des
masques de la Comedia dell'arte. Musicalement, l'opéra associe des modes
extrêmement variés. À commencer par son exotisme à travers toute une
panoplie de rythmes et d'harmonies dont la hardiesse dépasse la simple
couleur locale. Et pouvant conduire jusqu'à l'effet dissonant. Par un
savant mélange d'héroïsme et de teintes lyriques ensuite, traversant
chacun des personnages principaux et la plupart des situations
dramatiques. Surtout l'orchestre joue dans cette œuvre un rôle encore
plus essentiel que dans les autres opéras de Puccini. Ajouté au
traitement de la masse chorale comme catalyseur d'atmosphère, jusqu'à
l’impressionnisme musical, comme au début du IIIème acte, c'est dire
combien Turandot suscite de curiosité. Une autre réside dans son
inachèvement du fait de la maladie et de la mort de Puccini. Le duo
final, resté à l'état d'ébauches, a été complété par son élève Franco
Alfano. La version donnée ici est celle conçue à l'origine avant les
coupures exigées par Toscanini. Elle est marquée par l'intervention de
plusieurs nouveaux thèmes et la rudesse de l'orchestration, comme par
une certaine rigidité de la ligne vocale des deux protagonistes, dans le
ton extrêmement héroïque. Quoiqu’il y manque l'ardeur d'un duo d'amour
grandiose tel que celui de Tristan und Isolde de Wagner, auquel Puccini
aurait pensé se référer, comme en témoignent ses esquisses.
La
première réussite de cette nouvelle version réside dans la direction
d'orchestre d'une richesse inouïe. Antonio Pappano, qui dit s'être pris
de passion pour l'œuvre, dirige l'Orchestre de l'Accademia di Santa
Cecilia à Rome, avec lequel il avait déjà réalisé une intégrale
discographique remarquée d'Aïda (Warner Classics). La prodigieuse
orchestration de Puccini est resituée dans toute son opulence, comme son
instrumentation originale et souvent révolutionnaire si porteuse
d'atmosphère d'une Chine imaginée. Aux nombreux cuivres et à une section
de percussions d'une puissance inhabituelle répond une « écriture pour
les cordes, quoique souvent immensément expressive, physiquement
exigeante... pour créer la sensualité qui est un élément majeur de
l'opéra », remarque-t-il. De fait, on admire le travail de Pappano quant
à la clarté de tous les pupitres de cordes, due à la qualité
instrumentale de l'orchestre romain, produisant une tinta italienne
gorgée de couleurs. La subtilité des atmosphères évocatrices n'est pas
moindre comme la sagacité quant à l'agencement des enchaînements et
transitions, souvent en complète rupture, et l'accent porté sur les
associations instrumentales inédites, d'un étonnant modernisme sous
cette baguette, outre un sens inné des rythmes sauvages et percutants.
Particulièrement achevés aussi les intenses bouffées de lyrisme et le
traitement des grands ensembles mêlant chœurs et solistes, tel le finale
du Ier acte et son immense crescendo.
Interpréter vocalement une
telle œuvre n'est pas chose aisée tant les forces à réunir sont d'une
redoutable exigence. Pour cette nouvelle version, le label Warner a
frappé un grand coup en alignant quelques grandes pointures du moment
dont deux abordent leur rôle. À commencer par le rôle-titre, célèbre
pour sa périlleuse vocalité. Son incarnation par Sondra Radvanovsky
s'écarte de la vaillance d'une Birgit Nilsson ou d'une Nina Stemme, en
termes d'éclat du timbre, de puissance incandescente, d'aigus
percutants. Elle possède d'autres atouts, à la fois d'endurance pour
affronter les sauts d'intervalles et aussi d'art de creuser les nuances.
Si son interprétation soulève moins le frisson que ses devancières dans
l'air d'entrée ''In questa Reggia'', à la pose des énigmes puis à
l'expansif duo final, d'autres moments témoignent d'un bel
accomplissement : là où le personnage est provoqué dans sa féminité. Car
sous ses travers autoritaires, il vit d'un feu intérieur. Ainsi l'air «
Del primo pianto » au IIIème acte est-il empreint de ce juste
basculement de la femme qui, enfin séduite, se dépouille de son carcan
de froideur pour s'abandonner au registre de la presque tendresse. Le
Calaf de Jonas Kaufmann offre cette association d'héroïsme inflexible
tempéré de lyrisme confident auquel le célèbre ténor nous a habitués.
Dès ses premières interventions, le personnage est marqué au coin de
l'ardeur d'une passion résolue ne se permettant pas de limite, ce qui se
manifestera plus avant à la scène des énigmes. Cette veine héroïque sait
céder le pas à la douceur du jeune ''Prince inconnu'' vis-à-vis de
l'esclave Liù, éperdument amoureuse, comme dans l'air ''Non piangere Liù
!''. Reste que le timbre barytonnant n'a pas la tintà italienne soutenue
et colorée qui doit marquer le rôle. Et que parfois, malgré tout son
art, le ténor doit passer en force dans l'extrême aigu. Ainsi l'air
''Nessum dorma'' séduit-il à son début par la noblesse de ton et un
superbe legato, mais le contraint de lancer le dernier ''Vincerò !'' en
un geste d'une puissance tonitruante. Pareille impression de bravoure
hyper tendue colore le duo final qui, il est vrai dans la version
première d'Alfano, ne ménage pas les deux protagonistes, surtout dans
son ultime phase, bien peu ''puccinienne''.
Ermonela Jaho, a
priori un choix osé pour le personnage réputé fragile de Liù, s'avère
l'un des points forts du cast. Elle le portraiture avec une intensité
dépassant le côté simplement attachant de l'esclave osant se mesurer à
l'immense Turandot. Car son timbre de soprano lyrique corsé,
magnifiquement projeté, ajoute une émotion vécue qui hausse le cliché de
la jeune esclave à la hauteur d'une femme maîtrisant son destin
sacrificiel. La cavatine ''Signore, ascolta !'' au Ier acte, est tracée
tout en délicatesse, où l'on perçoit la passion amoureuse intérieure.
Tandis que l'air ''Tu, che di gel sei cinta'', typique de la complainte
puccinienne, est ici l'expression d'une désespérance déchirante sans
afféterie. Michele Pertusi, basse justement pas trop sonore, campe un
portrait de Timur lui aussi tout en retenue. Quant aux trois ministres
Ping, Pang, Pong, dont les interventions burlesques s'intègrent
naturellement dans le climat plutôt grave du drame, ils mêlent ton
sarcastique et souplesse vocale sans jamais verser dans le grotesque.
Avec une mention particulière pour le jeune baryton Mattia Olivieri
apportant au premier d'entre eux, Ping, une certaine nostalgie quant à
sa condition de zélateur des entreprises de Turandot. Cerise sur le
gâteau, Michael Spyres, une de vedettes du roster Warner, se voit
confier le rôle de l'empereur Altoum, conférant une aura de prestige
supplémentaire à la distribution, comme naguère le vétéran Peter Pears
dans la version de Zubin Mehta.
La prestation du Chœur de
l'Accademia di Santa Cecilia est un autre atout de cette interprétation
: d'une superbe cohésion dans tous les registres et puissamment sonnant
dans les assauts de sauvagerie vengeresse ou de clameur glorifiante,
mais faisant montre aussi d'un calme léthargique comme au début de
l'acte III. À noter le contraste saisissant entre les voix d'enfants et
du grand chœur.
Au final, comparée à ses illustres devancières
(Nilsson, Corelli, Scotto, Molinari Pradelli / Warner ou Sutherland,
Pavarotti, Caballé, Metha / Decca), cette excellente version s'en
distingue par les prestiges de sa direction d'orchestre et la primeur de
l'intégralité de la scène finale de l'opéra. Ce que parachève une prise
de son d'un relief exemplaire, en conditions de studio dans l'Auditorium
du Parco della Musica de Rome dont l'acoustique vaste mais parfaitement
maîtrisée autorise une amplitude dynamique spectaculaire, singulièrement
quant à la profondeur des basses. L'orchestre est saisi avec une
particulière acuité et les chœurs à bonne distance, comme l'enveloppant.
Les voix solistes sont captées dans une mise en espace qui les détache
sans les rendre proéminentes.
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