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Forum Opera, 15 Mai 2020 |
Julien Marion |
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Jonas Kaufmann mûrit son Maure
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Otello |
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Le
récital d’airs verdiens enregistré par Jonas Kaufmann en 2013 nous avait
mis l’eau à la bouche, et de quelle manière ! Il s’achevait en effet sur
une interprétation enthousiasmante des deux extraits phares du rôle
d’Otello (« Dio mi potevi scagliar » et « Niun mi tema »). Ces deux
extraits, écrivait-on alors, laissaient entrevoir la perspective d’une
gravure intégrale de l’œuvre susceptible de figurer parmi les
meilleures. La parution, il y a deux ans, d’une captation vidéo de la
production de Covent Garden, enregistrée en juin 2017, avait confirmé
nos espoirs et appelé, de même, des commentaires flatteurs dans ces
colonnes.
Voici aujourd’hui cette gravure intégrale que nous
appelions de nos vœux, en format CD, qui doit livrer à la lyricosphère
l’interprétation de ce « rôle des rôles » du répertoire italien par le
ténor le plus en vue du circuit : l’événement est donc de taille, à la
hauteur des attentes.
De la production londonienne, on retrouve
avec bonheur la direction amoureuse et experte d’Antonio Pappano, cette
fois à la tête des forces de l’Académie de Sainte-Cécile. Cette
direction merveilleusement fouillée, inventive, bondissante, captive
d’un bout à l’autre d’une œuvre dans laquelle, pourtant, on croyait
avoir tout entendu. Le chef, attentif aux moindres détails de la
partition, parvient ainsi à transcender une phalange orchestrale aux
qualités intrinsèques moins fournies que d’autres formations plus
prestigieuses. Tout, absolument tout dans cette direction appelle des
éloges : le bienveillant soutien aux chanteurs, constant, la progression
du discours orchestral digne des plus grands chefs de théâtre (on
écoutera, pour s’en convaincre, la construction impeccable du grand
concertato qui clôt l’acte III), la gestion très subtile des tempos (un
exemple, parmi tant d’autres : dans la scène qui ouvre l’acte IV, la
légère accélération sur « Senti, si prior di te morir dovessi » dit
mieux que tout autre effet l’angoisse qui saisit Desdémone).
La
Desdémone de Federica Lombardi est une heureuse découverte. La jeune
soprano italienne (elle a à peine trente ans) commence depuis quelques
saisons à se produire sur les grandes scènes du circuit (New-York,
Milan, Munich, Berlin) où elle séduit par des qualités évidentes : la
voix est ici celle d’une soprano lyrique, chaude, idéalement timbrée,
souple, à la conduite instrumentale, et s’épanouit dans un haut médium
flatteur (le grave est toutefois par moments plus incertain). Pour sa
toute première interprétation du rôle de Desdémone, voilà du beau chant,
indéniablement. Poussé dans ses retranchements dramatiques (duo « Dio ti
giocondi, o sposo »), le chant reste cependant par trop extérieur et
virginal : sans doute faut-il y voir l’effet aseptisant du studio, car
pour protester de son innocence, on aimerait que l'épouse outragée se
déboutonne un peu plus.
Pour conduire à sa perte cette épouse
innocente, Carlos Alvarez campe un Iago convaincant, gentilhomme à la
fois robuste et menaçant, aux moyens vocaux conséquents. D’autres Iago
se montrent plus insinuants et sournois (voir le récit du rêve), encore
plus experts dans la demi-teinte, celui-ci est d’un seul bloc, mais il
faut reconnaître que, même monolithique, cela fonctionne, d’autant que
l’incarnation sait dans l’ensemble rester sobre (Dieu merci, pas de rire
grandguignolesque à la fin du Credo !).
Les seconds rôles
appellent des jugements contrastés : le Cassio de Liparit Avetisyan
séduit par sa fougue, son timbre avenant et sa ligne soignée, tout comme
le Lodovico stylé et bien chantant de Riccardo Fassi, contrairement au
Roderigo de Carlo Bosi, trop nasal de timbre.
Il nous faut enfin,
last but not least, évoquer le rôle-titre. Arrivé à ce stade de notre
propos, que l’on sait attendu, que le lecteur sache, avant de lire ce
qui suit, que l’on a tourné sept fois notre plume dans son encrier.
L’Otello de Jonas Kaufmann constitue à n’en pas douter l’argument
premier de cet enregistrement, sa vitrine et sa locomotive (il n’est
qu’à contempler la couverture du CD si jamais le moindre doute devait
subsister à ce sujet : aucun détail ne nous échappe de la barbe poivre
et sel du ténor, avantageusement photographié sous un trois quart très
étudié). Cette incarnation du Maure est d’abord une confirmation : celle
que Kaufmann, arrivé à la pleine maturité de sa carrière, ne s’est
assurément pas fourvoyé en affrontant le rôle des rôles. Des ténors
parmi les plus grands dans le répertoire italien n'ont jamais osé
aborder le rôle (Corelli), ou s'y sont fourvoyés (Bergonzi, Pavarotti).
Jonas Kaufmann relève le défi. Son interprétation est à coup sûr une des
plus captivantes de sa génération. Elle est servie, autre heureuse
confirmation, par une absolue probité stylistique : voilà une lecture
fouillée, pensée dans ses moindres recoins, sombre et digne. Ce refus
scrupuleux de chanter autre chose que ce que Verdi a écrit, notes et
nuances, est autrement plus remarquable que bien des prestations
dramatiquement primaires et vocalement débraillées. On est ici aux
antipodes du cabotinage expressionniste trop longtemps érigé en
tradition dans ce rôle. Cet Otello apparaît ici dans sa nudité tragique,
rendant pleinement justice au génie de Verdi. La complicité évidente
entre le chanteur et le chef est pour beaucoup dans ce succès. Au
service de cette interprétation majeure, Kaufmann met un instrument
vocal qui conserve de sérieux atouts : un timbre de bronze aux reflets
plus mordorés que jamais, une puissance d’émission qui reste
spectaculaire, un art du phrasé digne des plus grands, mais aussi des
allègements enchanteurs, comme autant de fêlures dans une cuirasse par
ailleurs impressionnante. L’« Esultate » est envoyé crânement, et le si
naturel sur « uragano » n’est pas esquivé (pas plus que l'ut à la fin du
duo « Dio ti giocondi »). Dans le duo d’amour, l’art des demi-teintes
est souverain, et le mariage des deux voix porte cette page,
amoureusement dirigée par le chef, vers des sommets d’onirisme. La
progression implacable d’Otello vers l’effondrement intérieur, sous les
insinuations répétées de Iago est magistralement rendue à la fin du II,
et « Si pel ciel », dont la ligne est inflexiblement tenue, est un
sommet dramatique. « Niun mi tema », déchirant d’intériorité, émaillé de
pianissimi déchirants, est un autre sommet dramatique, dont les accents
hantent durablement. Depuis Carlo Cossuta (en studio avec Solti, ou,
mieux encore, live à Covent Garden avec Muti, Scotto et Bruson), on
n'avait pas entendu prestation aussi marquante dans ce rôle.
Certes, par rapport aux extraits de 2013, et même aux représentations
londoniennes de 2017, la voix captée ici en juin-juillet 2019, a
légèrement perdu de son brillant. Le souffle parfois se fait court, là
où, naguère, il semblait inépuisable. Ce n’est pas faire injure à
l’immense artiste qu’est Jonas Kaufmann que de constater qu’il a atteint
un stade de sa carrière où désormais chaque année compte, où l’usure du
temps sur l’instrument se fait désormais plus souvent sentir : le studio
pour cela est impitoyable, et Kaufmann, on l’a dit, ne triche pas. « La
longue route menant à Otello » (titre de l’article de Thomas Voigt
figurant dans le livret) aurait sans doute pu compter avantageusement
moins de détours, mais au fond qu’importe : cela permet à Jonas Kaufmann
de livrer à la postérité une interprétation murie, décantée, et éprouvée
à la scène. Le monologue « Dio ! mi potevi », au III, en est le reflet
bouleversant, illustration saisissante de cette déréliction, poignante
introspection du héros qui, dans un éclair de lucidité, voit sa raison
le quitter. Quel contraste entre le début haché, psalmodié, montrant un
homme déjà enfermé dans sa folie, et, subitement, ce legato sublime sur
« e rassegnato al volere del ciel », comme une porte qui s’ouvre
fugacement sur le bonheur passé ! Du grand art, vraiment, qui situe
définitivement Jonas Kaufmann, digne dépositaire du génie verdien, à la
hauteur des plus grands titulaires du rôle.
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