Opera Magazine
CHRISTIAN WASSEL
 
Le Liszt exalté de Jonas Kaufmann
 
Malgré les quatre-vingt-dix pièces qu’il a écrites (essentiellement sur des textes allemands, sans oublier une quinzaine de mélodies françaises et quelques pages dans d’autres langues), Liszt continue d’être un mal-aimé du lied. Ces dernières années, Diana Damrau (Virgin Classics/Erato) et Cyrille Dubois (Aparté) se sont frottés, avec bonheur, à ce répertoire. Mais des artistes de la dimension de Matthias Goerne ou Christian Gerhaher préfèrent, pour l’instant, ne pas aborder ces territoires.

Jonas Kaufmann, dont la voix gagne en moelleux, au fil des saisons, ce qu’elle perd en légèreté, et se mêle à des vertus expressives hors du commun, nous offre aujourd’hui non pas un début d’intégrale, mais une anthologie, faite essentiellement de pages en allemand. Il nous rappelle ainsi que Liszt a conféré une dimension particulière à bon nombre de ses lieder qui, en débordant les limites de l’intimité, disent sa nostalgie de n’avoir pas écrit d’opéra (sauf l’essai de jeunesse Don Sanche) et sa fascination pour Wagner.

Le premier lied, Vergiftet sind meine Lieder, donne le ton général de la première moitié du disque, gravé en studio, en juin 2020 : héroïque, tourmenté, comme un défi lancé au genre lui-même. Es war ein König in Thule est un drame en miniature, qui ne cherche pas à prendre le ton d’une ballade ambiguë, comme le fait un Berlioz, même dans le cas d’une grande forme, comme La Damnation de Faust.

Die Loreley traverse, également, des atmosphères très contrastées. C’est, sans doute, la page la plus étrange de l’album : mélodiquement, Liszt n’y est pas à son meilleur, et c’est au piano qu’il confie les phrases les plus flatteuses. Mais Jonas Kaufmann magnifie ici toutes ses qualités d’interprète : sa manière d’enfler la voix sur le mot « Abendsonnenschein » ouvre un paysage sonore, tout comme la fin du lied, vertigineuse de douceur. Le soin apporté au mot est toujours au service de la phrase.

Le ténor allemand déploie toute son imagination dans Im Rhein, im schönen Strome, qui oscille de la solennité à la tendresse, et lui permet quelques-uns de ces aigus caressants dont il a le secret. Les deux versions de Freudvoll und leidvoll, la première élégiaque, la seconde plus tourmentée, lui conviennent aussi bien.

Cet album propose, en effet, deux versions de certains lieder (Der du von dem Himmel bistexiste en quatre éditions différentes !) et prouve que l’univers du lied était pour Liszt, d’une certaine manière, celui de l’obsession.

Avec Ihr Glocken von Marling et son effet instrumental entêtant, c’est le Liszt pianiste qui se rappelle à nous. Le fidèle Helmut Deutsch, très loin d’accompagner benoîtement le chanteur, a le talent de faire aller une voix au bout d’elle-même. Comme on l’imagine, Die drei Zigeuner est conçu comme une rhapsodie hongroise, avec le piano imitant le cymbalum, mais sans pittoresque exagéré de la part des interprètes.

C’est dans les Tre sonetti di Petrarca, situés au milieu de l’album, que la voix est soumise à la plus rude épreuve. Jonas Kaufmann choisit délibérément l’éloquence, plutôt que la prudence. Du murmure à l’éclat parfois le plus rauque, il restitue la forme complexe de ce triptyque inconfortable, fait d’intervalles douloureux, dont la logique est dramatique plus que musicale. On atteint là des sommets d’exaltation, mais toujours contrôlée.

Si l’on excepte le célèbre O Lieb, so lang du lieben kannst, les pages qui suivent baignent dans des humeurs plus concentrées, plus amères. Il ne s’agit pas de date ou de période : Liszt a écrit la plupart de ses lieder dans les années 1840, et les a corrigés au cours de la décennie suivante, avec une nouvelle floraison à partir de 1869.

L’âpreté de Ein Fichtenbaum steht einsam, sur un texte de Heine (le plus représenté des poètes ici, avec Goethe), dont Helmut Deutsch rend idéalement l’introduction équivoque, répond aux couleurs pâles de Der du von dem Himmel bist(troisième version) et à l’impression de raréfaction de Über allen Gipfeln ist Ruh, que Jonas Kaufmann aborde sans afféterie, détimbrant avec art une voix qu’il mène avec une autorité intacte.




 
 






 
 
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