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Classica, février 2017 |
Propos recueillis par Jérémie Rousseau |
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Jonas Kaufmann - Le retour de prodige
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VICTIME D'UN HÉMATOME SUR UNE CORDE
VOCALE, LE TÉNOR ALLEMAND AVAIT DISPARU DES SCÈNES LYRIQUES DEPUIS PLUSIEURS
MOIS. EN JANVIER, IL EST REVENU DANS LOHENGRIN À L'OPÉRA BASTILLE, POUR LE
PLUS GRAND BONHEUR DES MÉLOMANES. |
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Chantera?
Chantera pas? La question, brûlante, est sur les lèvres de tous les
aficionados — sans cesse plus nombreux — du ténor allemand, absent des
scènes d'opéra depuis plusieurs mois à la suite d'un hématome sur une corde
vocale qui l'a laissé sans voix (voir l'entretien pages 51-53). Nous sommes
à Paris, en décembre 2016, et personne n'est encore sûr à 100 % que Jonas
Kaufmann assurera les cinq Lohengrin annoncés en janvier à l'Opéra Bastille,
dans une production de Claus Guth spécialement conçue pour lui, importée de
la Scala de Milan où elle fut créée en 2012. Mauvais présage: ce même mois,
il a décliné sa participation au gala d'inauguration de la Philharmonie de
l'Elbe à Hambourg. Pourtant, contrairement aux Contes d'Hoffmann de Bastille
annulés en octobre, aucun communiqué de l'Opéra de Paris n'est venu préparer
les esprits à un possible désistement; en interne, bien sûr, la question
s'est posée, et il se dit qu'un autre fameux interprète de Lohengrin, libre
à cette période, a été contacté pour remplacer le divo dans l'éventualité où
Dans ce cas, la pilule n'aurait pas été forcément facile à avaler pour les
spectateurs qui avaient acheté des places majorées en raison de la présence
de la star, mais quelle autre option ? Finalement, cette solution de replia
été écartée, Jonas Kaufmann est bien venu à Paris et a mis fin, avec ce
Lohengrin tant attendu, à un long silence : ses dernières apparitions
remontaient à l'été 2016, lors d'un recital à Santiago du Chili, aux côtés
d'Helmut Deutsch.
On pourrait continuer longtemps à dresser la liste
de toutes les rumeurs qui entourent désormais chaque apparition de Jonas
Kaufmann, tant ses annulations, réelles ou virtuellement possibles, sont
devenues monnaie courante: Énée dans Les Troyens de Berlioz au Covent Garden
de Londres, à l'été 2012, Turridu dans Cavalleria rusticana à la Scala de
Milan, en 2015, Des Grieux dans Manou Lescaut, au Metropolitan Opera de New
York, en février 2016, etc. Cet hiver parisien avec le retour du prodige
dans Lohengrin, signera-t-il la fin de ce cycle maudit? Voir et entendre
Jonas Kaufmann serait presque devenu un privilège : bien des rendez-vous ont
été ajournés (par exemple, il n'a plus remis les pieds au Met depuis trois
ans) Comme il n'entend pas se soumettre au rythme boulimique de certains de
ses confrères, il s'agit d'être patient. L'intéressé s'en excuserait
presque, bien conscient de frustrer ses milliers d'admirateurs lorsqu'il
capitule, accompagnant chaque désistement d'un mot de justification. c'est
sa conscience artistique qui le retient de se produire, s'il n'est pas au
summum de ses capacités, et la déception serait alors encore plus grande de
les décevoir. Comment lui en vouloir? Comment ne pas comprendre la fragilité
de ce dieu de l'opéra, et ne pas prendre en compte la pression physique et
vocale qui pèse sur ses épaules?
Un rythme éreintant
Jonas Kaufmann se serait-il laissé enfermer dans un cycle de rôles
trop épuisant pour lui? Certains le laissent entendre, qui s'appuient
d'ailleurs sur ses déclarations. Remplir son agenda cinq ans à l'avance est
certes confortable financierement, mais peut aussi s'apparenter, glisse le
ténor, à « une catastrophe artistique », faute de pouvoir prédire les
évolutions de sa voix plusieurs années a l'avance: il compare cette
anticipation impitoyable à une « camisole de force ». Observez d'ailleurs
son planning: des trous de plusieurs semaines ponctuent çà et là ses
engagements, qui lui offrent la possibilité de dégager des créneaux s'il
succombe a un projet de dernière minute. Kaufmann ne cesse de le répéter :
sa seule crainte est de s'ennuyer. Aussi, pour le convaincre, mieux vaut
faire preuve d'imagination. Des exemples? Du 4 au 13 février, le Barbican
Hall de Londres s'est attaché ses services pour quatre soirées : « The
Kaufmann Residency » alternera un « Liederabend », une soirée wagnérienne,
un concert Richard Strauss et une rencontre avec le public — un vrai
festival en son honneur À Paris, depuis l'arrivée de Stéphane Lissner, des
programmes solides ont été mis en place, tels ce Lohengrin ou la version
française de Don Carlos de Verdi en septembre 2017, qui obligera le ténor à
revoir de fond en comble l'ouvrage dont il interprétait jusque-la la version
italienne.
Prêt pour de nouvelles aventures
Pour être à peu près certain de ne pas le rater, mieux vaut se rendre à
Munich, sa ville natale où se tient l'Opéra de son coeur, le Bayerische
Staatoper. C'est là qu'il a effectué ses recentes prises de rôles :
Lohengrin (juillet 2009), Le Trouvère (juin 2013), La Force du destin
(décembre 2013), Aida (septembre 2015) puis Les Maîtres Chanteurs de
Nuremberg (mai 2016). C'est à Munich, on le devine, même s'il refuse de le
confirmer, que son Tristan de Wagner verra le jour, tout comme son premier
Empereur dans La Femme sans ombre de Richard Strauss — le contrat est signe,
on sent Kaufmann prêt à d'autres aventures au Bayerische Staatsoper, tant
que Kirill Petrenko sera aux commandes.
Calaf dans Turandot? «
Pourquoi pas, c'est assez court» nous avoue-t-il, entre deux répétitions de
Lohengrin. Un bal masqué de Verdi? Aucune porte n'est fer-mée non plus.
Peter Grimes? Le rôle l'intéresse. D'autres Turridu, Canio tentés rapidement
à Salzbourg? « Finis, les deux dans la même soirée, c'est harassant »
S'il a tourné la page de certains jeunes premiers tels qu'Alfredo de La
Traviata — « Je l'ai trop chante » il dit adorer toujours autant Mario
Cavaradossi dans Tosca. « Je ne m'en lasse pas. C'est le meilleur scénario
d'opéra qui existe. Si je ne devais choisir qu'un personnage, ce serait
peut-être celui-là. » La musique. de Puccini, Luciano Pavarotti y voyait le
meilleur remède pour les ténors. « Pour La Bohème ou Tosca, oui, sûrement,
admet Kaufmann, mais la partie de Des Grieux dans Manon Lescaut, elle, est
monstrueuse. » Outre Munich, le Covent Garden de Londres reste l'autre point
d'ancrage de sa carrière: il s'essaie, en septembre 2009, à. la version en
cinq actes de Don Carlo, aborde Adrienne Lecouvreur en novembre 2010, Manon
Lescaut en juin 2014, Andrea Chénier en janvier 2015, et son premier Otello
est programmé l'été prochain.
À Paris, place de la Bastille, samedi
14 janvier 2017 au soir, les chanceux, triés sur le volet, ne cachent pas
leur satisfaction d'assister à la générale très courue de Lohengrin.
Beaucoup sont restés bredouilles et n'ont pas pu entrer dans la salle,
malgré les tentatives de récupérer une place des la sortie du métro. On
n'avait pas assiste a pareil engouement autour de l'Opera depuis longtemps 1
Décidément, le phenomene Kaufmann dépasse l'entendement. « Le succès, on le
croit impossible quand on est étudiant, mais on continue à en rêver
inconsciemment, nous confiait-il en 2014. Lorsqu'il arrive une fois, vous
vous dites que cela ne peut pas être vrai. Et puis, si, ça continue. Une
deuxième fois, une troisième... Et cela ne semble plus s'arrêter. Mais,
attention, il ne faut pas s'y habituer. Au moment où vous pensez "succès" et
que vous vous dites qu'il coulera de source quoi que vous fassiez, vous êtes
dans le faux, car vous ne travaillez plus que pour ça. Vous n'êtes plus
passionné, vous n'avez plus peur et vous vous perdez. » Car le succès
excite, mais effraie aussi. « Certaines personnes m'ont proposé des choses
très folles, façon pop star, pas jusqu'à vouloir un enfant avec moi, mais
pas loin. J'admire leur passion, mais parfois, elles mélangent l'artiste en
scène et l'homme que je suis en réalité. Comme si, lorsqu'on achetait un
billet pour m'entendre, on avait le droit en plus d'acheter quelque chose de
moi et qu'on pouvait me dire ce qu'on voulait. Parfois, ça fait peur. On ne
voit plus en vous qu'une attraction de zoo. »
Le jour de la
générale
Ce samedi 14 donc, la répétition générale affiche
la distribution promise: Kaufmann en chevalier au cygne, Martina Serafin en
Elsa, le charismatique Rene Pape en Roi Henri et l'Ortrud odieuse d'Evelyn
Herlitzius dont la silhouette et la voix instable contribuent au poison du
personnage, qui lui vaudront le triomphe de la soirée. Un léger frémissement
s'empare du public lorsque le directeur de la scène paraît devant le rideau
pour annoncer l'impossibilité de Monsieur K... och, souffrant, d'interpréter
Telramund, remplacé par Tomasz Konieczny. Ouf I respire la salle, comme
soulagée de constater que Kaufmann, lui, sera bien là. Tout au long du
spectacle, malgré ces quatre mois d'interruption, l'artiste est fidèle à sa
réputation: s'il semble se ménager pour la première, quatre jours plus tard,
il n'a rien perdu de son intelligence musicale et du raffinement princier
dont il sertit chaque phrase. De surcroît, il excelle dans la composition
ambigué et à contre-courant du héros wagnérien, un Lohengrin pleutre, au
bord de la crise de nerfs, traumatisé par l'inhumanité de sa mission, perdu
dans ses rêves davantage encore qu'Elsa, qui fait appel à lui. Un chaste fol
avant l'heure.
Les premières répétitions de ce Lohengrin ont débuté a
la mi-décembre par les traditionnelles « scènes/piano », durant lesquelles
les chanteurs ont travaillé soit avec Claus Guth, soit avec son assistante,
Christiane Lutz, par ailleurs compagne à la ville du tenor. Deux semaines se
sont écoulées ainsi dans la salle Gounod de l'Opéra Bastille, tandis que les
« musicales » avec choeurs se déroulaient en salles Berlioz et Bizet, et
que, sur le plateau principal, les techniciens procédaient aux derniers
réglages du décor de Christian Schmidt. Constitué de trois hautes façades
percées de fenêtres et de balcons, celui-ci a pour avantage de faciliter la
circulation des choeurs et de former une conque acoustique commode; tout
juste at-il fallu raboter le premier étage pour l'ajuster à la scène plane
de l'Opéra Bastille, puisque la production fut d'abord conçue pour la pente
scénique (de 3 %) de la Scala de Milan.
Avec les trompettes
Début janvier, les « scènes/piano » ont pris possession du plateau,
tandis que Philippe Jordan assurait environ cinq services d'orchestre. Si c'
est la première fois qu'il dirige l'opéra de Wagner, il se rappelle
parfaitement sa découverte, en 1991, a l'Opéra de Zurich, dans une mise en
scène de Bob Wilson « Quel choc à l'époque! Il n'avait pas voulu de
trompettes sur scène, car l'effet aurait été trop dramatique », s'amuse-t-il
Dans le spectacle de Claus Guth, ces trompettes réclamées par Wagner
trouvent naturellement leur place dans les balcons du décor, en jardin et en
cour, et contribuent a la dramaturgie sonore de Lohengrin.
Lorsque,
l'après-midi du mardi 10 janvier, soit quatre jours avant la générale,
l'Orchestre de l'Opéra entre en fosse pour la troisième des cinq «
scènes/orchestre », la tension accumulee des derniers jours libère une
irrésistible poussee d'énergie Jordan s'en donne à coeur joie, la phalange
exulte de jouer avec lui. « C'est bon ! lance le chef, répétant le Prélude
de l'acte III avec un enthousiasme juvénile. Allez-y davantage, les
trombones! Je veux un crescendo bouche de crocodile! » La moindre indication
de Jordan est suivie d'effets immédiats. Sacree réactivité. Depuis la salle,
le Prélude produit un effet ravageur Et puis, Martina Serafin, René Pape,
Evelyn Herlitzius... Jonas Kaufmann: nul n'a fait défaut Le ténor et le
directeur de l'Opéra de Paris affichent une rare complicité. Ce que leur
rencontre en tête
ENTRETIEN CROISÉ JONAS KAUFMANN ET
PHILIPPE JORDAN
Jonas Kaufmann, après plusieurs mois de problèmes de
santé, la question logique est: comment allez-vous?.
J. K.: Jusqu'à maintenant, très bien. J'ai l'impression que
c était une bonne décision d'attendre Pour retrouver, non 100 %, mais 150 %
de mes capacités. Si on recommence seulement une semaine trop tôt, le risque
est de retarder le vrai rétablissement et de repartir de nouveau à zero.
Donc, à quoi bon?
P. J.: Je m'éloigne, j'ai un rhume
(il sourit).
Six mois d'arrêt presque...
J. K.: Non, non, moins I La dernière fois que j'ai chante
et qui m'a vraiment fait comprendre qu'il y avait un problème, c'était à la
mi-septembre. L'arrêt a duré quatre mois, cinq jusqu'à la première de ce
Lohengrin. J'ai recommencé lentement à chauffer l'instrument mi-décembre.
Seulement pour moi.
Philippe Jordan, travailler avec un
chanteur dont on ignore s'il assurera les représentations installe une
certaine pression, non?
P. J.: C'est la
dure réalité. Ce sont des instruments sensibles et fragiles, il faut les
soigner et les surveiller continuellement. Nous étions extrêmement tristes
pour les Contes d'Hoffmann. J'attendais cette reprise avec Jonas avec
tellement d impatience. Bien sûr, il était important pour moi de diriger ce
chef-d'oeuvre du répertoire avec l'orchestre, mais le voir, lui, dans cette
mise en scène de Robert Carsen était ma grande motivation. Il a fallu
accepter. Nous avons fait les Contes le mieux possible et patienter qu'il
revienne en forme pour Lohengrin.
J. K.:
Heureusement qu'à ce moment-là, j'ai compris Lors de ma première
consultation, le médecin a laissé entendre que ma convalescence pouvait
durer dix jours, trois semaines ou bien plus. C'était le flou total. Décider
d'annuler les Contes était indispensable. Si j'avais participé aux premières
répétitions, j'aurais été contraint de me désengager immédiatement et cela
aurait été encore plus difficile.
P. J.: Tu as bien
fait, car ça nous a laissé le temps de trouver Ramée Vargas qui a chanté les
six spectacles. Tu as pris la bonne decision au bon moment.
J.K.: C'était également dur pour moi, vous savez. Il y a quelques
années, il était prévu que je chante Hoffmann, et cela ne s'était pas fait.
La, il s'agissait de mon deuxième désistement. C'est un opéra maudit (il
rit)! Pourtant, je pense vraiment que le rôle est idéal pour moi.
P. J.: Idéal, oui Une production idéale aussi.
Avez-vous subi une opération des cordes vocales?
J K.: Non, aucune opération. Il s'agissait « juste » d'une
toute petite veine qui s'est ouverte sur une corde. Laquelle a généré un
hématome qui, du jour au lendemain, m'a rendu aphone. Drole d'effet: on
ouvre la bouche et plus rien ne sort la veine devait se refermer, et la
blessure, cicatriser, mais personne ne savait ni quand ni comment. J'ai
seulement pris des médicaments aidant à la contraction des vaisseaux. La
cortisone n'aurait pas fonctionné, elle aurait pu, au contraire, me refaire
saigner. Je n'avais pas d'autre choix que de faire preuve de patience; ce
qui n'est pas ma spécialité (il rit).
Il n'est pas patient?
P.J.:Avec tout ce qu'il fait, je le trouve très
patient.
Combien de fois avez-vous collaboré ensemble ?
P. J.: Il s'agit de notre deuxième collaboration. Nous
avions déjà travaille ensemble pour La Damnation de Faust, la saison
dernière. En fait, le problème de Jonas me rappelle ceux que j'ai eus assez
récemment avec mon hernie discale. D'abord, une fois, puis durant les
représentations. J'ai été obligé d'annuler une tournée entière pendant un
mois. Et ça a duré, duré ! Ça nous casse. On attend, on reçoit des
infiltrations, on prend de la cortisone, et rien d'autre. Au moment où on se
croit prêt à reprendre, il faut encore patienter...
C'est
votre premier Lohengrin: comment vous êtes-vous préparé pour le diriger?
Comme d'habitude : j'étudie la partition six mois auparavant et je fais
mon analyse J'ai dirigé tous les opéras de Wagner, Rienzi inclus, mais
Lohengrin est un peu différent: cette oeuvre est la pièce manquante du
puzzle qui permet de mieux comprendre l'architecture generale des drames du
compositeur allemand. Je me suis souvent demandé ou il avait trouvé ses
grandes idées pour la Tétralogie. Certes, Lohengrin en est encore très loin,
et il emprunte une dernière fois au grand opéra à la Rienzi, mais il est
intéressant de voir à quel point il s'approche çà et là de certaines
conceptions qui apparaîtront plus tard dans L'Or du Rhin.
Que
pose-t-il comme difficulté particulière?
Techniquement,
c'est l'un des Wagner les plus faciles. La partition file droit et ne bouge
pas beaucoup. Elle est aussi très manicheenne : les bons sont bons, les
méchants, méchants, il n'y a pas de réelle ambiguïté dans les personnages —
à part peut-etre Telramund. Malgré quelques doutes au Ille acte, le
personnage de Lohengrin reste clair du debut à la fin. Dans l'orchestration,
c'est identique Wagner utilise les cordes pour Lohengrin, les cuivres pour
le Roi, les bois pour Elsa, des couleurs graves pour Ortrud et Telramund,
etc L'intérêt est d'aller creuser un peu au-delà, de dénicher le double
sens. Il faut éviter le côté statique, trouver une fluidité et une certaine
théâtralité à travers des tempi plus allants.
A contrario,
Lohengrin est souvent le premier rôle wagnérien que les ténors abordent.
J. K.: Avant Lohengrin, j'ai incarné Parsifal. Puis
j'ai interprété Walther von Stolzing dans Les Maîtres Chanteurs et Siegmund
dans La Walkyrie, lequel me paraît plus simple, car vocalement plus bas.
J'ignore si la tradition de ténor lyrique correspond à la volonté de Wagner,
mais si on ne privilégie que le lyrisme ou la demi-teinte, ça ne marche pas.
Vocalement, Lohengrin est aussi manichéen et passe du noir au blanc et du
blanc au noir : lorsqu'il parle avec Elsa, il prend toujours une voix très
douce, mais face au Roi, à Telramund ou à Ortrud, il se montre
particulièrement agressif.
P. J.: C'est même
étrange, il échange un peu avec Ortrud, mais n'adresse quasiment aucun mot à
Telramund.
J. K.: Mais tout le rôle est un peu
étrange ! Regardez l'entrée de ce « superhéros » ! Il arrive sur scène en
fanfare, dans une entrée triomphante saluée par les choeurs et les tutti à
l'orchestre — quelque chose d'enorme — et la première phrase qu'il prononce,
ce n'est pas un « Esultate » à la mode Verdi, mais un murmure sur des
violons diaphanes où il remercie son cher cygne.
P. J.:
C'est tout le génie et la magie de Wagner.
J. K.: Il
faut ménager l'énergie et maintenir la concentration au maximum. Lohengrin,
c'est presque comme trois opéras. La voix doit être chauffée à son entrée,
car les premières phrases du salut au cygne sont délicates. Immédiatement
après, c'est l'adresse, très martiale, au Roi : il faut tout donner a pleine
voix. Viennent le premier entracte puis le II acte: là, Lohengrin ne chante
pas pendant quarante-cinq minutes. Il surgit ensuite sur scène pour un
ensemble épuisant où les solistes s'époumonent devant des choeurs qui
chantent dans leur dos. Nouvel entracte et, enfin, le HF acte, au cours
duquel Lohengrin donne tout, tout le temps. Le duo avec Elsa est extrêmement
beau mais long, et il faut à nouveau trouver un équilibre entre douceur et
héroisme avant de renouer, dans le récit final et les adieux, avec la
couleur de l'entrée initiale.
Ce caractère manicheen, la mise
en scène de Claus Guth lui tord le cou, non?
P. J. :
Heureusement ! Personnellement, sa vision nie parle beaucoup.
Comment qualifier cette production?
J. K.: Plus
humaine, sûrement. Claus Guth a transposé certaines situations de l'intrigue
dans la première moitié du XIXe siècle où les personnages connaissent des
problèmes plus ou moins identiques. On est un peu plus libre que dans la
véritable histoire, mais on acquiert une plus grande gravité.
Et plus de fragilité aussi, non?
J. K.:
Oui Claus Guth nous donne la possibilité de composer des véritables êtres de
chair qui souffrent de problemes psychiques. Si le Roi n'est pas un
caractère facile à faire évoluer, Elsa, elle, est très borderline On sent
qu'elle a éte traumatisée dans son éducation par Ortrud et Telramund. Pour
Lohengrin, Claus établit des analogies avec Kaspar Hauser : c'est un
persorinage qui ne possède que de vagues souvenirs de lui-même. Vue sous cet
angle, l'interdiction de poser la question fatale sur ses origines revêt un
autre sens, car Lohengrin l'ignore lui-même...
Comment votre
conception de ce personnage a-t-elle évolué depuis vos débuts en 2009?
J'ai toujours imaginé Lohengrin comme un humain qui se trompe dans ses
décisions, et non comme un être surnaturel. J'ai toujours eu du mal à
accepter que, dès son arrivée, il lance à Elsa au bout de quatre phrases : «
Elsa, je t'aime. » Je me suis souvent demandé si cela faisait partie de sa
mission ou si ça relevait de l'erreur. C'est ridicule ! À mon avis, seule
une lecture « humaine » permet de jouer avec cela.
P. J.:
La vision de Claus Guth nous débarrasse de la mythologie, des sorcières, des
magiciens L'univers de la bourgeoisie, avec son décor et ses costumes,
facilite la compréhension de l'oeuvre.
Philippe Jordan, dans
quels rôles aimeriez-vous entendre Jonas Kaufmann?
P. J.: On en a déjà discuté, mais aura-t-on le temps de tout faire?
Je me réjouis énormément du Don Carlos français à la rentrée, l'un des tout
premiers projets sur lequel on a décidé de travailler ensemble. Et puis, un
jour, j'espère bien qu'on collaborera sur les Contes d'Hoffmann!
J'insiste: ce serait I-DÉ-AL
J. K.: Je touche du
bois.
Vos prochains rôles?
J. K. Otello,
bientôt au Covent Garden.
P. J.: Et un Tristan,
Jonas, un Tristan !
J. K.: Ah, Tristan... Un jour...
C'est un rôle monstrueux —, très difficile à mémoriser déjà: au IIIe acte,
le personnage est seul sur scène pendant une heure ! Et c'est comme dans
Lohengrin: presque rien au I acte, un grand duo très lyrique au IIe acte,
qui ne pose pas de problèmes majeurs, et un dernier acte terrible.
Aujourd'hui, dans quel rôle vous demande-t-on le plus souvent?
J. K.: Otello. Et Tristan revient très souvent aussi.
La première fois, c'était en 2006. J'ai toujours repondu : « Non, non et
non. »
Philippe Jordan va insister et vous finirez par dire
oui..
J. K.: Un jour, mais quand? On ne
sait pas.
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De gauche à droite: Christiane Lutz, l'assistante de Claus Guth, le metteur
en scène, Jonas Kaufmann et Martina Serafin en pleines répétitions de
Lohengrin. |
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