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Diapason, juin 2015 |
Vincent Agrech |
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Dans les coulisses d'AIDA
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Comment réalise-t-on une intégrale d'opéra en studio ? La réponse passe par
Rome où Warner enregistrait en février dernier une nouvelle version du
chef-d'oeuvre égyptien de Verdi. Au pupitre, Antonio Pappano veille sur un
cast de rêve : à l'Aida d'Anja Harteros répondent, excusez du peu, le
Radamès de Jonas Kaufmann et l'Amneris d'Ekaterina Semenchuk ! Vincent
Agrech a pu se glisser dans les coulisses de cette superproduction. Il nous
livre ses premières impressions et lève un coin du voile sur ce qui sera,
sans aucun doute, l'événement de la rentrée discographique.
Aux
premiers jours de février, rien n'est moins facile que d'abandonner la douce
tiédeur du soleil romain pour s'enfermer entre les murailles de briques
assez impersonnelles du Parco della Musica. La beauté de son grand
auditorium, où domine le bois, et la clarté de son acoustique seront de
premières consolations. Mais surtout, ami lecteur, combien d'occasions
avons-nous aujourd'hui de nous glisser dans les coulisses de
l'enregistrement d'une oeuvre lyrique du « grand répertoire », effectué non
point seulement en live durant un concert public suivi de quelques « patches
» (même si concerts il y eut après les séances), mais à l'ancienne, sur
plusieurs jours de studio, permettant de soigner chaque détail ?
«
Nous avons d'abord envisagé un live, admet Alain Lanceron, l'heureux
producteur de ce rare événement. Mais bien vite, nous avons convenu, Antonio
Pappano et moi, que seule la technique du studio serait adaptée à l'Aida que
nous avions en tête, au choix des chanteurs, et justifierait pleinement
cette parution. Nous voulions une alternative à cette tradition un peu
pompière qui entache l'oeuvre — avec des rejetons éblouissants, je suis le
premier à le reconnaître ! Une Aida parcourant tout le spectre dynamique de
l'oeuvre, des épisodes spectaculaires à l'intimité chambriste, qui ne peut
avoir le même resserrement quand on chante pour le public d'une salle et que
celui-ci réagit — surtout à Rome ! »
L'autre héros, le voici au
podium. Maestro Pappano (pour les Italiens) ou Tony (pour les techniciens
anglais) explique à son orchestre de l'Accademia di Santa Cecilia le texte
et la construction musicale de l'air de l'héroïne « O Pa-tria mia ». Un
filage instrumental, durant lequel il chante lui-même. Puis les micros
s'allument, un mince roseau à la crinière brune se dresse sur l'estrade
derrière l'orchestre. La voix d'Anja Harteros s'élance, souffle ductile,
timbre infiniment personnel mais d'un parfait équilibre sur toute la
tessiture, phrasé et diction infiniment nuancés. Le contre-ut, un peu
fragile, sera repris non pour le rendre claironnant, mais afin d'en soigner
la couleur lunaire, qui se confond ainsi avec celle de la flûte. A-t-on
voulu une princesse éthiopienne à l'échelle humaine rompant avec les grandes
orgues du passé, ou simplement fait avec ce que notre époque a de mieux à
offrir ? « Aida n'est pas un énorme soprano dramatique, mais un vrai grand
lyrique, tranche Antonio Pappano. La voix d'Anja est en train de s'élargir
considérablement, même si elle a toujours cette précision belcantiste
beaucoup plus importante dans cette musique qu'on ne l'imagine
habituellement. Et vous entendez cette présence au texte ! Je n'ai jamais
souscrit à la vision d'un personnage passif. Comme je n'ai jamais vu dans
l'oeuvre un simple péplum -dans tous les Verdi de la maturité, le drame
musical est d'une subtilité incroyable. Au studio, j'ai la chance d'être à
la fois chef et metteur en scène. C'est la raison pour laquelle j'énonce
systématiquement le texte et clarifie les situations pour l'orchestre. » Un
rôle de meneur parfois disputé par un Radamès haut sur son char de général
égyptien. S'il s'amuse dans leur dos à diriger les cuivres lors des duos
avec l'Amneris large d'Ekaterina Semenchuk, Jonas Kaufmann n'hésite pas non
plus à faire part au chef, devant l'orchestre, de ses idées en matière de
placement des instrumentistes ou de gestion du temps. Tony écoute avec
bonhomie, et Maestro Pappano rend son verdict, visiblement sans appel.
Ces deux-là travaillent ensemble depuis des années, et l'on perçoit
qu'une tension dynamique fait partie du jeu. Comme la nervosité semble
toujours aller de pair avec l'intense concentration de Kaufmann, qui affiche
sa voix la plus glorieuse, couleurs sombres puisées dans un grave
barytonnant, aigu tendu mais d'une vigueur électrique. L'artiste demandera
le huis clos pour enregistrer « Celeste Aida », mais on captera quelques
bribes lors d'une réécoute en cabine, où règne le directeur artistique
Stephen Johns. « Notez bien que la plupart des artistes débutent dans leur
rôle, souligne-t-il. Cela n'aide pas spécialement à la décontraction,
surtout avec un planning qui reste tendu, même si c'est déjà un miracle
d'avoir réuni cette équipe ! »
Comment d'ailleurs s'élabore le
planning en question, une fois les contraintes de disponibilité résolues ?
On imagine volontiers un découpage par séquences précises comme au cinéma,
mais le chef et les solistes sont-ils consultés à égalité afin d'estimer
combien de temps prendra chaque scène ? « Je prépare un préplanning, répond
Stephen Johns, et ensuite je le soumets à Tony. Il arbitre sur les durées
évidemment, mais aussi sur le bien-fondé de juxtaposer les prises pour telle
ou telle scène, en fonction de la difficulté qu'il estime pour les voix. Il
connaît à la perfection ce répertoire, davantage que moi, je l'avoue
volontiers. Mon expérience est nettement plus symphonique, hormis des
oeuvres lyriques avec Simon Rattle. »
Lorsque la décision fut prise
de graver en studio plutôt qu'en live, une difficulté particulière est
apparue, précise Pappano : « Il était impossible d'enregistrer plus de six
journées en amont des concerts. J'ai répété un jour au piano avec les
chanteurs, mais pour l'orchestre, nous n'avons pas d'autre solution que de
lire une fois chaque scène, puis de la livrer immédiatement au micro. Non
seulement j'assume cette façon de faire, mais je suis convaincu de son
intérêt artistique. Santa Cecilia est un orchestre symphonique, qui n'a
certes pas l'habitude de jouerAida, mais s'ennuierait aussi rapidement à
répéter trop longtemps. En revanche, le niveau des musiciens est si élevé
qu'il leur permet très vite de trouver leurs marques, tout en suscitant une
belle poussée d'adrénaline pour tenir la cadence ! Et cette énergie, cette
concentration se perçoivent dans leur résultat. »
Nombre de
musiciens, dans tous les répertoires, reconnaissent qu'un excès de
répétitions, et donc un manque de stress, peut nuire à la spontanéité des
concerts. Mais un tel constat est particulièrement bienvenu quand les moyens
financiers se font plus rares. D'ailleurs, oui, au fait, l'argent ? Warner
finance intégralement la production, Santa Cecilia ne prenant le relais que
pour les concerts publics. Une grande discrétion prévaut dès qu'on commence
à poser la question des montants - un budget tournant autour de 700 000
euros et un seuil d'amortissement à 40 000 exemplaires vendus seront
prudemment évoqués. « Lorsque nous avons enregistré Tristan et 'solde avec
Placido Domingo et Nina Stemme, déjà sous la direction de Tony, la presse a
déclaré qu'il s'agissait sans doute de la dernière intégrale studio d'un
opéra, sourit Alain Lanceron. Et voici qu'avec la bonne volonté, l'énergie
de chacun, et la force de conviction pour en trouver les moyens, nous
donnons une suite à cette dernière en espérant bien qu'elle en aura
elle-même d'autres ! »
Un optimisme que tempère Pappano : « Il ne
serait plus possible de mener à bien un tel projet avec mon orchestre de
Covent Garden. Le planning des saisons est devenu beaucoup trop dense pour
trouver douze services disponibles.
Et le tarif de rémunération des
séances d'enregistrement est tellement bas maintenant que si nous le
faisions l'été, les musiciens en profiteraient plutôt pour prendre leurs
congés, et je me retrouverais avec la moitié d'un orchestre qui ne serait
pas le mien. Pour Tristan, tous étaient au rendez-vous, car c'est l'occasion
d'une vie. Un instrumentiste ne peut pas avoir la même perception d'Aida.
Avec Santa Cecilia, c'est bien l'effectif titulaire qui est disponible, avec
sa cohésion, sa sonorité, son appétit aussi de défendre un chef-d'oeuvre
national qui n'est pourtant pas leur répertoire habituel. Une combinaison
idéale ! »
L'éclat des couleurs, la vigueur du choeur et de
l'orchestre dans « Su ! Del Nilo al sacro lido » semblent lui donner raison.
Le succès d'Antonio Pappano dans la fosse des grands théâtres, et plus
encore sa place dans la discographie lyrique de ces dernières années ne sont
pas toujours du goût des critiques hexagonaux. Le voir travailler, échanger
avec lui permettent pourtant d'en comprendre les tenants : ce judoka des
podiums possède l'art très rare de convertir chaque difficulté en atout, de
s'en nourrir musicalement et de communiquer aux autres l'énergie qu'il en
tire. S'ajoute évidemment sa profonde connaissance des voix, qui lui attache
les plus grandes stars de la planète, et une autorité naturelle fondée sur
la simplicité et la chaleur du contact.
Mais voici la nuit. Dehors,
une brume humide et froide déborde des rives du Tibre. Dans la salle, un
frisson parcourt aussi l'assistance, tandis qu'Anja Harteros module la
déchirante nuance finale de « Numi, pietà del mio sofrir », mezzo forte à la
fois pleinement timbré et d'une irréelle délicatesse. « Cette salle est un
merveilleux théâtre sonore, souffle Stephen. Je n'ai quasiment pas besoin
d'ajouter de réverbération artificielle. Dans le silence absolu, il me
suffit de bien réfléchir au placement des micros pour avoir tour à tour à
disposition une cathédrale ou des recoins dans lesquels la matière même du
son semble se raréfier pour favoriser le chuchotement. C'est cela aussi, le
prix de travailler dans de tels lieux en configuration de studio. »
Juste derrière l'orchestre, Anja Harteros et Jonas Kaufmann se blottissent
sur l'estrade pour « O terra, addio ». En surplomb dans les gradins,
Ekaterina Semenchuk tente par ses imprécations de retarder le silence.
Verdi, inexorablement, mènera ce dernier à la victoire - à moins qu'il ouvre
nos oreilles à la musique qui vient de par-delà les étoiles ?
Foto: Musacchio & Ianniello, Warner Classics
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