Le
ténor allemand marche sur les pas de Placido Domingo. Comme lui, il est
capable de tout chanter, de Wagner au bel canto.
À 41 ans, Jonas
Kaufmann n'a visiblement peur de rien.
Pas même de fatiguer sa voix en l'entraînant sur tous les terrains possibles
du lyrique. De Massenet à Wagner, de Schubert à Verdi en passant par
Mascagni, Cilea ou Giordano, le ténor bavarois accumule les succès depuis
dix ans, au disque comme à la scène, ne montrant que de rares signes de
faiblesse. Au lendemain de son récital, le 14 octobre dans un Théâtre des
Champs-Élysées archicomble, le ténor (qui reviendra l'an prochain à l'Opéra
de Paris pour Carmen) lève le voile sur les secrets d'une voix qui évoque
celle d'un Placido Domingo ou d'un Fritz Wunderlich, ses modèles.
C'est là le plus grand mystère de sa voix pharyngée et étonnamment saine,
capable de se frotter avec la même superbe au registre barytonnant du lied
schubertien et au brillant du grand opéra italien.
Une
amplitude de répertoire que beaucoup perçoivent comme une menace mais que
l'intéressé définit comme une démarche salutaire. « Cette mixité est
nécessaire pour l'épanouissement de la voix, dit-il. Je ne crois pas en la
spécialisation, qui est une invention de ces trente dernières années.
Pouvoir tout chanter n'est pas réservé qu'à Placido Domingo avant, il était
d'ailleurs naturel qu'un chanteur aborde un répertoire aussi large que
possible. A fortiori en Allemagne, où perdure la tradition du contrat fixe
dans les théâtres. En outre, c'est le meilleur moyen de conserver une
certaine fraîcheur dans ce métier, où l'on a tôt fait de s'installer dans la
routine et d'être catalogué. »
Face aux Cassandre qui s'interrogent aujourd'hui sur la durée de vie d'une
voix soumise à pareils changements de registres, Jonas Kaufmann affiche un
calme à toute épreuve. Il affirme le tenir de sa Bavière natale. « Je n'ai
jamais éprouvé la peur de devoir un jour faire une pause. Nul n'est à l'abri
d'un coup de fatigue, sur le plan physique comme sur le plan moral. Mais je
pars du principe qu'il vaut mieux être à l'écoute de son corps, anticiper
les signaux qu'il vous envoie en annulant une représentation, plutôt que
d'aller jusqu'à la surchauffe fatale. » Cette vigilance lui a permis, alors
qu'il était grippé, d'assumer malgré tout son premier Werther à l'Opéra de
Paris en janvier. « Les médecins ont diagnostiqué le virus H1N1 quinze jours
avant la première. Pendant une semaine, je n'ai pas pu monter un escalier
sans me sentir vidé. J'ai arrêté de chanter une semaine avant et je suis
revenu pour la générale, où j'ai juste marqué le rôle sans chanter, pour me
familiariser avec la mise en scène. »
Cette force
tranquille caractéristique est aussi la clef de voûte d'une technique
solide, fruit de quinze années d'un travail acharné et qui suscite
aujourd'hui l'admiration de bien de ses pairs.
Né dans une famille de mélomanes,
Jonas Kaufmann a commencé à chanter enfant dans des choeurs. C'est
d'ailleurs comme choriste qu'il fera ses premiers pas à l'opéra, dans les
deux théâtres de Munich, sa ville natale. À 25 ans, il décroche son premier
grand rôle dans une opérette viennoise, Une nuit à Venise, de Johann
Strauss. « Je devais assurer 36 soirs d'affilée. À 600marks la
représentation, c'était une aubaine financière pour le jeune chanteur que
j'étais. Mais, dès la dixième représentation, j'ai commencé à ressentir des
signes de fatigue. J'ai alors réalisé que je travaillais dans la mauvaise
direction pendant des années, j'avais chanté sous pression, cherchant dans
la tension l'énergie nécessaire pour tenir. » Tout change en 1995, lorsque
Kaufmann rencontre Michael Rhodes, baryton américain devenu depuis son
professeur. « Nous avons travaillé sur la relaxation, partant du principe
que le stress, le trac ou la rivalité entre chanteurs sont
contre-productifs. La voix ne peut sonner librement que si le corps, en des,
sous, est parfaitement détendu. »
Bête de somme
S'il aime se souvenir de ces premiers pas difficiles, c'est parce que ce
« poids lourd » de la scène lyrique internationale aux allures de jeune
premier veut se souvenir que, sans cette
rencontre, il aurait sûrement « arrêté de chanter avant 2000 ». Même devant
l'accueil triomphal que lui réserve aujourd'hui le public, le chanteur garde
la tête froide. « Je me rappelle ma première Belle Meunière avec le pianiste
Helmut Deutsch : c'était il y a quinze ans, dans une église à moitié pleine.
Quand vous savez que tout le monde guette vos apparitions comme si vous
étiez le Messie, attendant de vous la perfection, il vaut mieux se souvenir
du chemin parcouru. Le plus dur n'est pas d'arriver au sommet : c'est d'y
rester! » Et prendre le temps de respirer : avec un planning plein à craquer
jusqu'en 2016, il ne reste à cette bête de somme, qui travaille toujours sa
voix au minimum deux heures par jour et n'aborde jamais un grand rôle sans
avoir travaillé au préalable les rôles plus légers du même compositeur, que
trois mois par an à consacrer à sa famille. Ce serait probablement moins
s'il ne se gardait pas chaque saison un minimum de deux productions à
Munich, où il réside, pour rester près de sa femme et de ses enfants.
Verismo, CD Decca.
Werther, DVD Decca, sortie le 8 novembre (mise en scène de Benoit Jacquot et
direction de Michel Plasson).
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