Opéra Magazine, avril 2016
Propos recueillis par MICHEL PAROUTY
Entretien Jonas Kaufmann
 
« Dans le futur, il est évident que je vais aller vers Énée, Otello et Tristan »
 
Contraint de renoncer, pour raisons de santé, à la nouvelle production de Manon Lescaut au Met, en février-mars dernier, le ténor allemand reprend progressivement le cours de ses activités. Parmi les temps forts des semaines à venir, Tosca à Vienne, Die Meistersinger von Nürnberg à Munich, et deux concerts à Paris, au Théâtre des Champs-Élysées : les Wesendonck-Lieder, le 19 mai, et Das Lied von der Erde, le 23 juin. Également en ligne de mire, la sortie de trois nouveaux DVD chez Sony Classical, filmés en 2014 et 2015 : An Evening with Puccini, La forza del destino et Cavalleria rusticana/ Pagliacci. S'agissant de la plus grande superstar actuelle dans l'univers de l'opéra, faut-il s'étonner d'une actualité aussi riche ? Jonas Kaufmann, dans tous les cas, entend bien ne pas devenir prisonnier du système et, comme il l'explique à Opéra Magazine, est décidé à espacer de plus en plus ses apparitions à la scène dans les prochaines années.

Vous incarnez Faust dans une nouvelle production de La Damnation de Faust, à l'Opéra National de Paris (1). Un personnage que vous aviez déjà chanté au Grand Théâtre de Génève, en 2003.

En effet, mais je l'avais d'abord interprété à Bruxelles, un an plus tôt, sous la baguette d'Antonio Pappano, avec Susan Graham et José van Dam. La production de Genève m'a laissé de bons souvenirs. J'aime bien Olivier Py, il est un peu fou mais il a toujours des idées ; la scène de la Crucifixion était étonnante, même si elle a suscité des réactions négatives de la part du public ! Travailler avec Olivier n'est pas forcément facile, mais c'est enrichissant, car il cherche sans cesse, il veut en permanence aller plus loin ; je préfère ça à quelqu'un qui reste sagement sur ses positions et ne fait rien. Cela dit, j'ai vécu des moments pénibles pendant ces représentations genevoises : je suis tombé malade, je souffrais de très violents et douloureux maux de gorge, et le médecin m'a interdit de chanter. J'ai été obligé d'annuler deux soirées et, compte tenu de la difficulté de la mise en scène, trouver rapidement un remplaçant n'a pas été évident pour la direction du Grand Théâtre.

La production parisienne a donné lieu, elle aussi, à des contestations et Alvis Hermanis, le metteur en scène, a été copieusement hué.

La Damnation de Faust est un ouvrage particulier, et il peut poser problème à un metteur en scène. On peut imaginer à son sujet toutes sortes de scénarios, des tas d'histoires différentes. Le concept d'Alvis Hermanis, en soi, est loin d'être inintéressant, avec ce personnage omniprésent directement inspiré de Stephen Hawking, lourdement handicapé, qui est peut-être capable de sauver la planète et de devenir un nouveau Faust. Méphistophélès, lui, croit que l'être humain ne peut s'en sortir qu'en partant sur une autre planète, et Hermanis fait référence au projet Mars One. Tout cela est très intrigant.

Mais si le concept vous paraissait viable, d'où les problèmes sont-ils venus ?

De la marge qu'il peut y avoir entre une idée. même bonne, et sa réalisation, c'est-à-dire ce qu'elle devient une fois portée à la scène ! J'ai l'impression que les spectateurs n'ont pas compris ce qu'on leur montrait. Ils n'ont pas réussi à faire le lien entre ce qu'ils voyaient et ce qu'ils entendaient, peut-être parce que le metteur en scène n'a pas su rendre ses idées claires et ne les a pas menées jusqu'au bout. « D'amour l'ardente flamme» est un air magnifique, son introduction instrumentale, accompagnée par le cor anglais, dépeint l'immense tristesse de Marguerite ; alors, comment peut-on prendre le risque de montrer quelque chose qui va plonger la salle dans l'hilarité avec ces deux escargots, d'ailleurs supprimés par la suite ? De même, les images vidéo offrent des paysages superbes, on a l'impression de feuilleter un numéro du magazine National Geographic ! Or, si Hermanis était resté fidèle à son propos, il aurait dû montrer une nature détruite par l'homme, des catastrophes, des choses horribles et vraies, non ? Pourtant, il a du talent ; il a monté Die Soldaten de Zimmermann, au Festival de Salzbourg, avec un très grand succès.

Comment vos partenaires et vous-même avez-vous réagi ?

Avec Sophie Koch et Bryn Terfel, nous nous sommes trouvés face à un vrai problème : nous nous trouvions enfermés dans quelque chose dont nous ne pouvions plus nous échapper. Et c'est dommage, car je maintiens que l'idée était bonne, le spectacle esthétiquement réussi, et pas ennuyeux du tout. Le public est capable d'apprécier des propositions différentes ; pendant ce séjour à Paris, j'ai vu, au Palais Garnier, Le Château de Barbe-Bleue et La Voix humaine montés de manière très moderne. J'ai aussi assisté, au Théâtre des Champs-Élysées, à une Norma un peu « rétro ». Dans les deux cas, les spectateurs n'ont pas bronché. Pour La Damnation de Faust, depuis le début, chaque soirée est mouvementée. Cela dit, j'aime mieux entendre les gens réagir, même si ce n'est pas très agréable, que de les voir demeurer passifs.

Peut-on dire que La Damnation de Faust vue par Olivier Py faisait appel à un sentiment spirituel, alors qu'Alvis Hermanis dépeint un monde sans Dieu ?

Oui, on peut dire que le monde montré par Hermanis est sans spiritualité. Mais on peut le comprendre, puisqu'il s'agit de la vision d'un scientifique qui se refuse à croire en un dieu, quel qu'il soit, parce que pour lui, une telle croyance échappe à la logique de la science. Pour moi, le moment où Faust est le plus vulnérable intervient quand le choeur répète : « Christ vient de ressusciter!» C'est alors que Méphistophélès surgit, et c'est comme si l'on voyait les deux faces d'une même âme.

Votre conception du rôle a-t-elle évolué avec les années ?

Je l'interprète aujourd'hui plus facilement, parce que je vois mieux certains aspects du personnage, son cynisme, entre autres ; face à la menace que représente Méphistophélès, Faust joue les blasés, il laisse entrevoir qu'il a tout vu, qu'il sait tout... Ce sont des choses que je ne percevais pas, lors des premières productions auxquelles j'ai participé, car j'étais encore trop jeune. Sur le plan vocal, également, je pense mieux dominer le rôle. L'écriture de Berlioz n'est pas évidente : il faut non seulement posséder les qualités d'un ténor lyrique, mais aussi celles d'une voix plus légère ou plus dramatique selon les épisodes, avec parfois des couleurs presque barytonales ; cela vient sans doute du fait qu'au départ, dans ses Huit Scènes de Faust, le compositeur avait pensé à des tableaux séparés, et non à un projet global. Mais quelle musique ! « Nature immense, impénétrable et fière» est un moment unique.

Vous êtes allemand ; retrouvez-vous Goethe dans La Damnation de Faust?

Pas beaucoup ; j'ai même l'impression que de toutes les oeuvres musicales tirées de son Faust, c'est celle qui s'en éloigne le plus ! Je me suis d'ailleurs toujours demandé s'il voyait dans le personnage un individu en particulier ou l'être humain en général. Curieusement, le Faust de Gounod, qui s'appelle Margarethe en Allemagne, me paraît plus fidèle, même s'il ne s'attache qu'à l'histoire sentimentale. Quant au Mefistofele de Boito, que j'ai vu à Munich, avec un fantastique René Pape dans le rôle-titre, je ne sais pas si je le chanterai un jour ; Faust ne me semble pas très captivant par rapport à Mefistofele... Cela dit, le Méphisto de La Damnation est aussi un rôle qui me fait regretter de ne pas être baryton ; chaque fois que j'entends Bryn, je l'envie !

Votre voix est de couleur plutôt sombre ; pensez-vous un jour, comme Placido Domingo, aborder des emplois de baryton ?

On m'a plusieurs fois posé la question, mais très franchement, je ne crois pas que cela puisse arriver. Aujourd'hui, je chante beaucoup le répertoire wagnérien sans rien perdre de mon aigu, donc je reste ténor ! Lorsqu'il a abordé ce changement de registre, je crois me souvenir que Placido voulait juste interpréter le rôle-titre de Simon Boccanegra ; puis, il a pris goût à l'aventure et a continué. Les gens comme Placido ne peuvent pas s'arrêter, ils ont absolument besoin d'être sur scène. C'est un homme formidable! Regardez tout ce qu'il fait : il administre un théâtre, dirige des orchestres, il préside « Operalia », le concours qu'il a créé et qui porte aussi son nom... Il ne se contente pas de chanter.

La plupart des personnages que vous incarnez sont des héros tragiques.

Mais ce sont les plus intéressants à jouer pour un acteur ! Lorsqu'on m'a proposé Lohengrin et que je me suis penché sur la partition, je me suis demandé ce que j'allais bien pouvoir faire de lui. Représenté comme un superhéros, auréolé de lumière et de gloire, il ne m'attirait pas du tout. En l'examinant de plus près, j'ai vite compris qu'il n'était pas du tout conforme à cette image. Son entrée, ce n'est pas I'« Esultate» d'Otello ! Bien au contraire, c'est un personnage complètement antihéroïque. Au dernier acte, dans la scène de la chambre. ce n'est pas Elsa. la fautive. c'est lui... Lohengrin est un orgueilleux qui exige que son épouse remplace tout ce qu'il a quitté pour elle. sans chercher à comprendre.

En somme, chez Lohengrin, Don José, Werther et les autres, vous cherchez la faille et la fragilité.

Parce que c'est cette fragilité qui les rend attachants. Je ne vois absolument pas l'opéra comme un simple divertissement. Pour capter l'attention du public, il faut lui faire comprendre les arrière-plans des personnages, tout ce qui se cache derrière la façade ; il faut qu'il prenne conscience que ce ne sont pas des héros mais des êtres humains, comme nous tous.

L'opéra peut-il encore séduire le public d'aujourd'hui ?

Ce n'est pas un genre musical désuet, mais l'essentiel de son répertoire est constitué d'oeuvres écrites il y a fort longtemps. Les plus récentes à être appréciées d'un large public sont celles de Richard Strauss, voire de Benjamin Britten ; celles qui ont suivi sont encore loin d'être acceptées. D'où les questions que se posent les metteurs en scène face à ces ouvrages qu'ils doivent recréer, rendre plus modernes ; on en revient à ce que je vous disais tout à l'heure, il faut faire comprendre aux spectateurs que les problèmes qu'affrontent les protagonistes sont exactement les mêmes que ceux de nos contemporains. C'est pour cette raison que les transpositions à notre époque peuvent être intéressantes.

Sans être pour autant une panacée.

C'est exact. Si un ouvrage est situé dans un contexte historique bien précis, comme Don Carlos, ou si son intrigue repose sur des codes sociaux qui ne sont plus les nôtres, comme La traviata, ça marche plus difficilement. On peut en dire autant des opéras de Puccini : la charge émotionnelle de la musique décrit tout sans qu'on ait besoin d'en rajouter, chacun a dans sa tête les images suffisantes pour être ému.

Chez Puccini justement, la noirceur des intrigues et la violence des personnages ne posent-elles pas problème ?

C'est curieux que vous souleviez ce point. Car, avec mes enfants et leurs classes, il m'est arrivé d'organiser des sorties pour les amener à des répétitions et des représentations. Un jour, j'ai invité ma fille et ses camarades à assister à Tosca, et une mère d'élève m'a envoyé une lettre pour me dire que sa fille avait été choquée par la violence de l'opéra, qu'elle ne comprenait pas comment on osait montrer des choses aussi pénibles à des enfants. C'est bizarre, non ? Ils voient des images de guerre tous les jours à la télévision, et ils ne supporteraient pas la violence en musique ?

Vous faites souvent référence à la littérature ; tient-elle une place importante dans votre vie ?

J'ai un goût immodéré pour la lecture, et mon intérêt pour le lied est en rapport avec lui. Les lieder sont précieux ; certains sont composés sur des textes presque inconnus, la musique les fait revivre et, grâce à elle, ils rencontrent leur public. C'est le cas de beaucoup de poèmes de l'époque romantique. La littérature a eu une énorme influence sur la musique ; aujourd'hui, c'est Internet qui change le monde et le vocabulaire des jeunes, c'est dommage... Je lis beaucoup de poésie, les textes des lieder de Schumann, par exemple, sont d'une beauté incroyable. Heureusement, même à notre époque, on est toujours ému par Dichterliebe!

Comment concevez-vous le romantisme ?

Il y a en lui deux tendances : celle qui exalte la force et la complexité de la nature, ainsi que la beauté de la langue ; et celle qui répond à la fascination exercée par la mort. Il est difficile de comprendre aujourd'hui cette attirance, celle de Winterreise, par exemple. Lorsque Schubert l'a fait entendre pour la première fois à son cercle d'amis, ils ont été horrifiés, ont trouvé cela trop sombre. Cet attrait morbide existait déjà à la fin du XVII le siècle : Goethe, dans Die Leider des jungen Werther, montre un héros qui va jusqu'au suicide.

Êtes-vous conscient de faire partie des chanteurs qui ont changé l'image démodée que pouvait avoir l'opéra ?

Je ne sais pas si nous avons changé quelque chose...Sans doute. Le public d'aujourd'hui lit moins mais voit des films, et les jeunes sont passionnés de jeux vidéo. Dans les années 1950-1960, l'émotion qui émanait de la musique suffisait à mobiliser l'attention des gens ; même si les mises en scène et les décors étaient sommaires, leur imagination complétait ce qu'on ne leur montrait pas. L'image n'était pas prépondérante ; c'est l'imaginaire de chacun qui comptait ! De nos jours, pour attirer le public, l'opéra doit rivaliser avec la perfection du cinéma, être plus proche de la réalité qu'il ne l'a été.

Comment construisez-vous un personnage ?

Je pars à la fois du texte et de la musique, parce que pour moi, la musique est déjà une interprétation du texte. Le texte seul ne me suffit pas. Au théâtre, on peut s'arrêter quand on veut, faire des pauses, parler plus vite ou plus lentement, selon les moments et les situations ; avec la musique, ce n'est pas possible, elle est là pour vous rappeler les intentions du compositeur, auxquelles vous devez rester fidèle. C'est plus facile d'interpréter Goethe sur les planches que mis en musique par Schubert ! Pour le lied, je commence par le poème, mais il est vrai que je suis seul avec le pianiste ; la marge d'interprétation qui m'est donnée est plus grande, je n'ai pas un chef pour imposer des tempi, une dynamique.

Je suppose que votre interprétation n'est jamais la même.

Bien sûr ! Je cherche tous les soirs une nouvelle interprétation. même dans les ouvrages qui me sont les plus familiers. La musique me guide pour arriver le plus près possible de ce que j'ai fait la veille. sans que je répète exactement la même chose. Mais cela dépend aussi de mes partenaires. Avec Sophie Koch, par exemple, nous nous connaissons bien et il y a entre nous une vraie complicité artistique. Même chose avec Bryn Terfel. Mais une telle communauté de pensée n'existe pas avec tout le monde ; certains collègues sont moins concentrés, un peu bloqués.

Parmi vos aînés, vous citez souvent Jon Vickers.

Oui, il reste un modèle. J'ai d'ailleurs une anecdote amusante à son sujet. On lui proposait une production, je ne sais plus quel était l'ouvrage, et on souhaitait savoir quand il arriverait. Il a demandé si la mise en scène était moderne ou traditionnelle. «Traditionnelle ? Donc, je n'aurai aucune marge de manoeuvre ?— Très peu. — Dans ce cas, j'arriverai pour la générale !»

Ne craignez-vous pas que votre notoriété vous cantonne dans les mêmes rôles ?

Oui et non. Regardez Alfredo Kraus, son répertoire n'était pas immense. Je peux faire beaucoup de choses avec ma voix. Je m'apprête à reprendre Walther von Stolzing dans Die Meistersinger von Nürnberg que je n'ai chanté qu'une fois, en concert. Dans le futur, il est évident que je vais aller vers Énée, Otello et Tristan ; peut-être Samson, un jour. Die tote Stadtde Korngold est un ouvrage que je trouve magnifique. On m'a aussi parlé de Fervaal, une rareté de Vincent d'Indy.

Après votre récente Aida pour Warner Classics, envisagez-vous de graver d'autres intégrales lyriques en CD ?

J'aimerais bien, mais ce n'est pas évident ! D'abord, parce qu'une intégrale lyrique est un projet qui coûte cher ; ensuite, parce que j'ai un calendrier très chargé et que je ne veux pas enregistrer à la va-vite. J'ai des projets jusqu'en 2021, mais à partir de 2018, je veux des périodes de liberté. Je n'accepterai plus qu'au maximum trois productions d'opéra par an, ne serait-ce que pour me permettre de faire des tournées de lieder.

Pensez-vous que l'art et la musique peuvent adoucir le monde terrible dans lequel nous vivons ?

Pourquoi pas ? Il est arrivé une fois que le roi d'Angleterre et le roi de France se rencontrent pour négocier la paix entre leurs pays ; les manifestations ont commencé par un concert... Si on pouvait faire cela aujourd'hui, faire écouter de la musique pour aboutir à la paix !

Cet entretien a été réalisé à Paris, le 16 décembre 2015.






 
 
  www.jkaufmann.info back top