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Diapason, septembre 2015 |
PAR VINCENT AGRECH |
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Jonas Kaufmann - «JE NE SUIS PAS UN TIMIDE» |
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On peut être le ténor le plus fêté de la planète sans pour autant esquiver les sujets qui fâchent - que ce soit les relations avec les collègues, les chefs ou les metteurs en scène. Alors que sa rentrée discographique nous promet bien des bonheurs, voici Jonas Kaufmann tel qu'en lui-même : avec tact, mais sans langue de bois. |
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Théâtre antique d'Orange, le 11 juillet. Il est
près de 22 heures, et plus de trente degrés de touffeur accablent pourtant
les neuf mille spectateurs massés sur les gradins. Dans la fournaise, les
premiers accords de Carmen s'élèvent. Electrisant l'équipe et le public,
Jonas Kaufmann délivre un Don José destiné à rester dans la mémoire des
pierres, à l'instar de la Norma de Caballé ou des Tristan et Isolde de
Vickers et Nilsson, la crédibilité théâtrale en plus (cf pages Vu et
entendu). Sommet de la soirée, l'air de la Fleur surclasse tous ceux que
l'amateur aura entendus depuis vingt ans de la part des meilleurs Don José
de notre temps, avec, signature qui ne trompe pas, un si bémol piano en voix
mixte d'une couleur riche et pleine. Mais comment fait donc notre spinto
superstar, également vedette des bacs de disques de cette rentrée avec Verdi
et Puccini, pour secouer le redoutable mur des empereurs avec la même
musicalité qu'il infuserait à un récital Schubert ?
Jonas Kaufmann :
Le secret est tout simplement de conserver les rapports dynamiques, mais de
remonter d'un cran chaque nuance, piano pour pianissimo, forte pour mezzo
forte, sachant que le faible nombre de fortissimo de la partition n'en
souffrira pas trop ! Et d'accepter de chanter les récits plutôt que de
rechercher le parlando, qui ne passerait pas en plein air et dans un lieu
aussi vaste. L'acoustique extraordinaire du Théâtre antique fait le reste.
Les conditions atmosphériques constituent l'adversaire le plus redoutable :
si j'ai supporté le mistral du premier soir, la chaleur torride et sèche
d'hier était extrêmement pénible pour nos gorges à tous ! Mais quelles
sensations magiques... Vous déclarez votre amour à Carmen, et le vent de la
nuit soulève ses cheveux. Vous levez les yeux au troisième acte, les étoiles
et les montagnes vous contemplent.
Les tempos très lents de
Mikko Franck et la mise en scène plutôt sage de Louis Désiré n'ont guère
fait l'unanimité. Serez-vous d'un avis contraire, ou ferez-vous jouer votre
devoir de réserve ?
J.K. : Il serait vraiment délicat pour moi
de m'exprimer sur le travail de mes partenaires. Je trouve très injustes
certains commentaires relatifs à Kate Aldrich, et j'espère qu'elle les
ignorera. Vocalement, musicalement, théâtralement, elle est une magnifique
Carmen ; ceux qui ne s'en rendent pas compte auraient sans doute besoin que
le spectacle soit davantage focalisé sur elle. Il n'est pas possible à
Orange de mener un travail théâtral et musical normal, c'est la règle du jeu
imposée par ce lieu magique : il n'y a pas de personnel technique permanent,
on ne peut répéter que la nuit du fait de la chaleur et des visiteurs, les
quelques jours de préparation filent avant qu'on s'en soit rendu compte.
J'avoue être arrivé très tardivement. Je ne m'en suis pas senti pénalisé en
termes d'investissement et d'énergie, mais cela ne contribuait pas à
approfondir une complicité d'équipe. La nécessité d'abandonner les dialogues
parlés pour recourir aux récitatifs de Guiraud, qui ne sont pas des
chefs-d'oeuvre, n'entraîne pas non plus vers l'approche la plus dramatique.
Lors d'une précédente rencontre, vous souligniez combien il est
important pour vous que le metteur en scène n'arrive pas avec son univers
fermé, mais soit ouvert à vos questionnements, parfois à vos contradictions.
Sans doute en va-t-il de même avec les chefs ? J'ai souvenir, à Rome,
d'avoir assisté à des échanges « corrects, mais virils » entre Antonio
Pappano et vous, lors des séances d'enregistrement d'Aida, fort éloignés du
ton révérencieux qu'attendent certains maestros !
J.K. : Tony et
moi nous connaissons si bien, et depuis si longtemps, que nous pouvons nous
autoriser cette liberté sans que l'un ou l'autre en prenne ombrage. Il sait
quel respect, quelle admiration je lui voue. Peu de chefs connaissent aussi
bien les voix, prennent autant de temps pour suivre le travail des chanteurs
dès les toutes premières répétitions musicales, sont aussi ouverts au
dialogue tout en sachant parfaitement imposer leur autorité pour entraîner
une équipe. Mais c'est vrai, je ne suis pas timide. Un spectacle se
construit en vue du succès commun, pas de celui d'un seul. Si je sens
qu'avec mes collègues nous n'arrivons pas à lire les gestes du chef, ou que
ses choix de tempo nous mettent en danger, je vais le lui dire. Posément et
sans acrimonie, mais plusieurs fois s'il le faut. Certains acceptent ou pas
ce qu'ils prennent pour une contestation, qu'y puis-je ? De toute façon, si
le chef refuse d'entendre, nous savons que c'est lui qui aura le dernier
mot. Il faudra s'en accommoder, en pensant en son for intérieur qu'il aurait
mieux fait de diriger une symphonie ! Heureusement, la musique offre aussi
une immédiateté qui se passe des mots, contrairement au rapport avec les
metteurs en scène. Quand tout fonctionne bien avec le chef, comme avec le
pianiste en récital, chacun perçoit les besoins et les aspirations de
l'autre et module la phrase en conséquence.
A propos de chanteurs
osant s'exprimer, Angela Gheorghiu revenait récemment dans nos colonnes sur
son exaspération à l'égard des metteurs en scène qui ne s'inscrivent pas
dans une approche littérale des oeuvres (cf n° 636). Et vous décernait au
passage le titre de « champion du monde des pires productions », insistant
sur le fait qu'elle avait quitté des spectacles contre lesquels elle vous
entendait pester sans prendre le même parti qu'elle. Je ne reviens pas
là-dessus par goût des ragots ou des polémiques, mais elle a ajouté une
phrase sur laquelle il me semble intéressant de vous entendre : « Nous
sommes une poignée de chanteurs dans le monde à avoir le pouvoir de faire
changer les choses. Si nous ne prenons pas ce risque, qui le fera ? »
J.K. : J'ai dit combien il est délicat pour moi de m'exprimer au sujet
de partenaires, je vais rester sur la même ligne. D'autant que j'ai payé
cher certains malentendus. Angela est... Angela. Les raisons qu'elle avance
à ses choix ne sont pas toujours celles qui la poussent à agir. Et je me
suis retrouvé, concernant la production de Faust à New York à laquelle vous
faites allusion, dans une situation extrêmement difficile à l'égard de Peter
Gelb, le patron du Met, après la parution dans la presse les échos de ce qui
aurait dû demeurer une conversation privée. Mais venons-en au fond. Chaque
rencontre avec un metteur en scène est une aventure humaine qui mérite sa
chance. On ne la lui donne pas en partant une semaine avant la première,
trahissant au passage les spectateurs qui ont parfois acheté leur billet
depuis des mois. Il y a des spectacles auxquels je n'ai pas cru presque
jusqu'à la dernière minute, voire au-delà, et que je considère aujourd'hui
comme des sommets dans ma carrière. Ainsi du Parsifal de François Girard au
Met. Nos rapports furent de prime abord difficiles, car j'ai dû lui faire
comprendre qu'il ne faisait pas une reprise du spectacle qu'il avait donné à
Lyon avec une autre équipe, mais qu'il devait entièrement le repenser en
fonction de sa nouvelle distribution. J'ai convaincu René Pape de venir le
rencontrer avec moi, nous avons passé des heures à débattre, j'adhérais à
certaines idées et pas du tout à d'autres. Au fond, c'est seulement avec la
vidéo que j'ai découvert le Parsifal que j'avais toujours voulu voir. Nous
autres chanteurs devons aussi avoir l'humilité de reconnaître notre
difficulté à appréhender un spectacle dans sa globalité, depuis notre angle
de vue sur le plateau ! Mais il y a parfois des metteurs en scène chez qui
je n'ai rien trouvé, et avec qui je ne travaillerai plus.
Et dans
ces cas-là, comment l'exprimez-vous ?
J.K. : Avec tact j'espère,
et en privé auprès des directeurs de théâtre. C'est la meilleure manière
pour les interprètes de faire bouger les choses. Mais j'ai une bonne
nouvelle pour vous : je crois que le temps du délire est terminé. Tout
simplement parce que l'argent se fait rare, du côté des théâtres comme des
spectateurs, qui ne sont plus disposés à voir n'importe quoi sur scène. Pour
que la billetterie tourne, l'opéra doit redevenir un entertainment business,
et le mot entertainment suppose de séduire le public pour l'amener là où il
n'imaginait pas aller, plutôt que de lui cracher d'emblée à la figure. Cela
ne signifie pas que tout doit être fait à 1 ancienne, mais que le sens de
l'oeuvre doit primer sur la modernité à tout prix.
Une
littéralité intelligente, en quelque sorte...
J.K. : J'ai
travaillé à Munich avec Martin Kusej sur une Forza del destino pour laquelle
nous avons commencé le travail par des séances de discussion au cours
desquelles il nous faisait chercher les équivalents contemporains des
horreurs décrites dans le livret Et le résultat s'est inscrit exactement
dans cette logique : celle d'une actualisation d'un bout à l'autre, mais
d'une fidélité rigoureuse par rapport au matériau de base.
Hier
nous quittait l'un des plus grands acteurs lyriques, mais aussi l'un des
plus grands heldentenor de son temps, Jon Vickers. Est-il pour vous un
modèle ?
J.K. : Vickers est, avec Corelli, Tucker et Vinay,
l'artiste pour qui je nourris la plus profonde admiration. C'est un immense
compliment lorsqu on me dit que ma voix rappelle la sienne I Son Siegmund
est sans doute celui qui m'a le plus inspiré. Il est présent dans ma mémoire
à chacun des rôles que j'aborde après lui. Ce sera bientôt le cas d'Otello
Et Tristan viendra, sans doute autour de la cinquantaine - je vais commencer
par l'acte II en concert d'ici deux ou trois ans !
Pourquoi pas
Peter Grimes, pour lequel il a créé une conception radicalement différente
de celle de Pears, comme pourrait sans doute le devenir la vôtre ?
J.K. : Je suis totalement d'accord ; ce rôle est l'un de ceux que je
dois absolument aborder avant la fin de ma carrière. Rien n'est programmé,
mais il faudra bientôt que je m'en occupe - le temps passe si vite !
Ne serait-ce pas également une alternative bienvenue aux rôles du grand
répertoire parfois plus excitants en terme d'héroïsme vocal que nourrissants
du point de vue musical et théâtral ? Vous avez commencé votre carrière avec
des oeuvres souvent complexes, et je me demandais si vous aviez réussi à
vous passionner pour Radamès.
J.K. : Il a bien fallu ! Car c'est
certain, le plaisir des décibels ne m'aurait pas suffi. Et sans langue de
bois, cela s'est passé ainsi. J'avais beau connaître Aida, l'étudier m'a
révélé une subtilité que je ne soupçonnais pas. On dit souvent que ce titre
rassemble deux opéras en un, une grande parade avec fanfares, et une oeuvre
de chambre. Mais on remarque moins l'évolution psychologique du protagoniste
masculin. Il n'est pas du tout un super-héros caricatural. C'est d'abord un
jeune homme ardent et amoureux, avide de faire ses preuves, dont la victoire
et la maturité s'accompagnent d'amertume. Et il vit dans la scène finale
cette déchirure sublime, d'être rejoint au tombeau par celle pour qui il
s'était sacrifié, et de partager avec elle l'ultime instant.
Y
a-t-il eu des rencontres inattendues avec certaines des figures pucciniennes
de votre nouveau récital ? J'adorerais vous entendre sauver Calaf comme vous
venez de le faire avec Radamès !
J.K. : J'avoue que ce sera un
peu difficile, sauf par la grâce de la musique évidemment, Turandot étant
pour moi la plus éblouissante des partitions de Puccini ! Peut-être ce côté
monolithique est-il la marque d'un doute enfoui, d'une composante
pathologique à son entêtement ? Bon, d'accord, j'arrête ! L'intérêt se
trouve plus aisément avec Rodolfo, caractère tout en demi-teintes, charmeur
qui peut très mal se conduire. J'aime aussi énormément Dick Johnson dans La
fanciulla del West. La carte postale vole bien vite en éclats sous les
assauts de cette musique tellement surprenante, fragmentée, changeante comme
les humeurs.
La musique légère, pour ne pas dire le cross-over,
tient désormais une place modeste mais régulière dans votre carrière. Si
l'on vous proposait de ressusciter les trois ténors, qui souhaiteriez-vous
avoir à vos côtés ?
J.K. : Vous voulez absolument me brouiller
avec des collègues ? Je m'amuse énormément lors des galas que nous donnons à
Munich avec Anna Netrebko, Thomas Hampson et d'autres camarades. Mais
relancer les trois ténors, serait-ce vraiment souhaitable ? Il y avait au
début de cette aventure une spontanéité, une fraîcheur difficile à préserver
au fil des ans, et qui risquerait de sentir franchement le réchauffé
aujourd'hui. Et puis nous ne sommes plus aussi nombreux dans ma tessiture
que du temps de Placido Domingo. Un remplacement d'urgence, et comment
fait-on ? Mais je vous retourne la question, dans quel trio
m'imagineriez-vous ?
Facile, avec Juan Diego Florez et Roberto
Alagna. Vous entendez cet éventail de couleurs ?
J.K. : Un
éventail de personnalités aussi. Il faudra y penser !
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