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Forum Opera, 26 Avril 2021 |
Par Jean-Jacques Groleau |
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Wagner: Parsifal, Wiener Staatsoper, 18. April 2021 (Stream, Aufzeichnung vom 11. April 2021)
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Quand Jonas se dédouble... (streaming)
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Avouons-le : on a d’abord eu un peu
peur. La scène nous plonge dans un univers carcéral moderne avec, en
hauteur, trois écrans vidéo où défilent des images – tout d’abord de Jonas
Kaufmann, d’un jeune inconnu (on comprendra plus tard qu’il s’agit de
Parsifal jeune), d’un monastère en ruines sous la neige, de personnages fort
tatoués dont on ne sait s’ils sont eux aussi des criminels écroués ou des
délinquants enfermés dans un centre de redressement… Gurnemanz fait partie
des personnages incarcérés. Comme tous les autres, il fait un peu de trafic,
mais sa spécialité, c’est le tatouage. Cet univers carcéral semble tout
droit sorti d’un roman de Jean Genet : de jeunes figurants passent leur
temps à faire du sport, à montrer leurs muscles – et leurs tatouages,
visiblement le signe d’appartenance de tout ce beau monde à un cercle
d’addicts (à quoi ? la religion ?) très fermé et mal en point… Quand Kundry
survient, on peine à comprendre qu’elle est ici une journaliste venue faire
un reportage photo pour son magazine – un magazine dont on comprendra au
deuxième acte qu’il est dirigé par… Klingsor. Bref, Kirill Serebrennikov ne
manque pas d’idées, et l’on se demande comment il va bien pouvoir les faire
tenir ensemble quand le livret est si souvent très explicite et concret sur
son arrière-plan (chevaux, armes, nature…).
Et pourtant, force est de
constater que la magie fonctionne ! L’idée de transformer le monde clos des
Chevaliers du Graal en centre de réclusion pour un petit groupe
d’irréductibles nous vaut même quelques moments d’une incroyable émotion. Il
est vrai que le metteur en scène a l’idée géniale de jouer sur les
dimensions spatiale et temporelle, qu’il fait habilement se chevaucher dans
sa scénographie. Nous voyons ainsi apparaître un jeune Parsifal, formidable
Nikolay Sidorenko, en double de Jonas Kaufmann. Tout fonctionne comme si
Parsifal revivait son passé, entrant ponctuellement en contact avec son
jeune double au premier acte, dans des élans d’affection extrêmement
poignants. Présent et distant à la fois, acteur et spectateur de son propre
drame, Parsifal est même amené à faire mine de chanter les répliques de ses
acolytes, comme s’il se remémorait toutes ces scènes avec nostalgie... Ce
qui aurait facilement pu tomber dans le procédé-cliché, mais la réalisation
en est faite avec un tel tact que l’on ne peut qu’adhérer à cette
proposition, si surprenante soit-elle. Idem aux deux actes suivants, avec
une mention spéciale pour l’acte II où le dédoublement concerne aussi la
mère de Parsifal, Herzeleide, personnalisée par trois figurantes à peu près
identiques par l’âge et le costume – l’effet est saisissant ! Autres
trouvailles : le cygne n’est pas un animal, mais un autre détenu, que
Parsifal égorge dans les toilettes (on vous avait dit que l’on était un peu
dans Notre-Dame des Fleurs…), l’apparition d’Amfortas au II, qui crée des
jeux de miroir assez bluffants (superbes séquences où on le voit arriver,
guéri, pour rouvrir les volets clos, tandis que le jeune Parsifal, à la fin
de l’acte, les refermera ; ou quand il se saisit de la croix lumineuse pour
la remettre à sa place initiale, sur le mur…), ou bien encore cette façon de
retourner l’arme de Klingsor sur lui-même (attention spoiler : la lance est
en fait ici un revolver que Kundry pointe sur Parsifal, avant de le
retourner contre Klingsor)... Présenté ainsi, à l’emporte-pièce, tout cela
peut paraître passablement foutraque. De fait, on évitera sans doute de
donner ce Parsifal en pâture à quelqu’un qui ne connaîtrait absolument rien
de l’œuvre – il y aurait de quoi n’y rien comprendre ! Mais on est loin du
caprice arbitraire : tout ici fait sens sans trahir les idées forces de
l’ouvrage. C’est assurément le genre de mise en scène parfaite pour Vienne,
où le public a l’occasion de voir l’œuvre quasiment chaque année. Un novice,
en revanche, sera sans doute un peu perdu ! Mais osera-t-on dire que
l’essentiel est ailleurs ?
Car musicalement, on tient là une
réalisation de très haut niveau. Philippe Jordan, le nouveau directeur
musical de l’Opéra de Vienne, maîtrise ces pages et, surtout, semble les
aimer comme peu de chefs aujourd’hui. Quelle liberté et quel naturel ! La
remarquable prise de son cisèle à merveille les mille et une nuances de
l’orchestre – ici dans un grand soir – et révèle chaque détail d’une
écriture orchestrale de facture chambriste, avec d’admirables solos (passim
basson, cors, hautbois, violon etc.) sur l’écrin desquels se déploient
quelques-unes de plus formidables voix du moment. Passons rapidement sur les
Filles-Fleurs (simplement parfaites) et sur les Ecuyers/Chevaliers, dont
certains ont des formats de tout premiers plans (remarquable Carlos Osuna
par exemple) ; Stefan Cerny est un Titurel sombre et profond, de même que le
Klingsor de Wolfgang Koch, noir et mordant à souhait. Avec Georg Zeppenfeld,
nous avons un Gurnemanz d’une stature assez sidérante. On connaît la qualité
du chanteur pour l’avoir maintes fois entendu à Dresde ou à Bayreuth, mais
sa composition est ici d’une profondeur et d’une délicatesse
exceptionnelles. Face à lui, on ne peut qu’admirer la terrible humanité du
Parsifal de Jonas Kaufmann, d’une facilité et d’une clarté d’émission qu’on
ne lui avait plus forcément entendues depuis longtemps. Et quelle présence
scénique ! Son jeu – difficile, on l’aura compris – avec son double réserve
quelques grands moments d’émotion : la première rencontre bouleversante de
l’acte I, l’alternance de peur et de tendresse face à Kundry au II… Kundry,
justement : Elina Garanča, pour sa prise de rôle, crève l’écran. Chant racé,
capable de toutes les nuances, sensuelle (de voix comme de jeu : le deuxième
acte la voit – en gros plans – embrasser à bouche-que-veux-tu le jeune
Parsifal !), osant passer de l’éclat le plus pur à la raucité la plus
sauvage… Signalons que c’est elle, à la toute fin du premier acte, qui
chante le « Durch Mitleid… » habituellement confié à « Une Voix céleste ».
Là encore, l’effet est incroyable. Autre prise de rôle, Ludovic Tézier
enfin. Quel Amfortas il nous offre là ! La somptuosité du timbre, la
subtilité des nuances, l’amplitude des dynamiques, tout est ici magistral et
naturel à la fois. Se prêtant au jeu de la vision de Serebrennikov, il fait
de ce « roi » tour à tour ensanglanté, bandages aux poignets, se mouvant
béquille au bras, puis « guéri » mais comme pétri de doutes et
d’incompréhensions dans son apparition du II, un être totalement halluciné
et hallucinant.
Une soirée, on l’aura compris, à ne peut-être pas
mettre devant tous les yeux, mais qui comblera les oreilles les plus
difficiles !
PS : signalons que le metteur en scène, toujours assigné
à résidence dans son pays, a réalisé cette mise en scène « à distance ». Vu
la quantité de détails dont elle regorge et la précision de leur mise en
place, cela relève de l’exploit.
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