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Opera Online, 19 février 2021 |
Thibault Vicq |
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Verdi: Aida, Paris, Opera Bastille, 18. Februar 2021
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Sondra Radvanovsky, Jonas Kaufmann : ainsi font font font Aïda et Radamès à l’Opéra de Paris Bastille
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On pourrait se dire que la reprise de la
Bastille a eu lieu avec le live à huis-clos de La Flûte enchantée (dans la
mise en scène de Robert Carsen, vue en 2019) sur la plateforme « L’Opéra
chez soi » le mois dernier. Mais c'est cette nouvelle production d’Aïda qui
lance bel et bien la saison 20-21 de l'Opéra de Paris, non pas uniquement
pour son trio de stars (Sondra Radvanovsky, Jonas Kaufmann et Ludovic
Tézier), mais pour la mise en scène « concept » de la Néerlandaise Lotte de
Beer – qui, au pire, devrait seulement réveiller les rageux, au mieux ouvrir
le débat.
Le timing concorde avec la parution récente du rapport sur
la diversité à l’Opéra national de Paris, commandé par Alexander Neef.
Comment représenter l’œuvre pharaonesque de Verdi créée au Caire après la
construction du Canal de Suez, sans tomber dans les stéréotypes occidentaux
sur ce que pouvait être l’Égypte antique dans son conflit contre l’Éthiopie
? Pour Lotte de Beer, Aïda est un opéra géopolitique hérité de la
colonisation et de la réappropriation occidentale d’une certaine
représentation de l’Afrique. La première partie du spectacle est une franche
réussite. Si les actes III et IV paraissent plus abstraits, ils ne sont pas
exempts d’une certaine mélancolie (peut-être une réflexion plus large sur la
colonisation ?), mais seront à réévaluer lors de leurs reprises dans les
prochaines saisons.
Cette production d'Aïda trouve sa vitesse de
croisière dans les salles d’une exposition ethnologique aux belles
tapisseries vertes. Des objets en vitrine laissent découvrir « l’autre » à
travers le prisme d’une identité standard occidentale fin XIXe. Le départ à
la guerre de Radamès est une représentation, une mise en situation sur un
piédestal. Des tableaux vivants recréent dans un élan très stimulant, à la
fin du deuxième acte, des images de propagande politique (Bonaparte
franchissant le Grand-Saint-Bernard ou une Liberté guidant le peuple pour la
peinture, les soldats américains d’Iwo Jima pour la photographie,
notamment). Aïda et son père Amonasro sont des marionnettes à taille
quasi-humaine, développées par Mervyn Millar (de la compagnie Significant
Object), à partir d’esquisses de la peintre zimbabwéenne Virginia Chihota.
Deux ou trois personnes manipulent les marionnettes, tandis que les
chanteurs de ces deux rôles sont à proximité. Le procédé procure un
incroyable tremplin aux propres doutes des personnages, pour malheureusement
perdre en lisibilité dans la deuxième moitié de la soirée. On en vient à se
demander ce qui arrive réellement dans le cachot de la scène finale : qui
(ou quoi) meurt vraiment dans les bras de Radamès ? À force de trop pousser
la métaphore, Lotte de Beer perd les spectateurs en route sous le spectre
des générations sacrifiées par le colonialisme…
Le problème repose
surtout sur les interactions désincarnés entre les deux marionnettes, alors
que Sondra Radvanovsky et Ludovic Tézier essayent tant bien que mal de ne
pas paraître plus expressifs que leurs avatars à ficelles. La soprano
connaît le rôle sur le bout des doigts : elle rend compte de la suffocation
de la condition d’Aïda, de la rapidité du destin, mais aussi de la force de
sa foi en l’amour. Dans une oasis de nuances, elle pose les pierres d’une
confrontation parfois vive avec le monde. Projection, souffle, tout y est.
La marionnette ne pourrait être plus de chair et d’os que le portrait
qu’elle en fait ! Le baryton chante la danse de la terre, de la poussière et
de l’âme contre vents et marées. Sa stabilité et son interprétation «
introvertie » du rôle varie les facettes qu’il peut mettre en avant.
Les clairs-obscurs sont bien sûr la signature de Jonas Kaufmann : il
développe une synthèse du langage vocal chez Radamès, qui est tout le
contraire de l’emphase. Il a cette façon de faire ruisseler les phrases avec
un naturel désarmant, d’allonger ou d’ « essorer » sa voix pour n’en garder
que le message important. On doit avouer qu’on ne l’entend pas toujours en
raison de l’aspect patiné qu’il donne au chant de son personnage. On lui
reconnaît cependant la poésie apportée à ses duos avec la poupée humanisée
d’Aïda. Le sublime finale, où le ténor se libère de la représentation du
militaire modèle, évacue de manière bouleversante les refoulements dus aux
plis de la société dans le début de l’œuvre. Ksenia Dudnikova est une
Amneris sanguine et intense qui pourtant ne cherche jamais à heurter
vocalement. Elle instille une mécanique insidieuse, mue par le pouvoir et la
reconnaissance, sans perdre en volcanisme intérieur. Elle tient cette
complexité avec brio pendant toute la représentation. Soloman Howard
gagnerait quant à lui à être un peu moins statique dans ses lignes pour
étendre la palette de son timbre puissant, quand Dmitry Belosselskiy pèche
par trop de confort. On peut aussi noter l’unité et la solidité du Chœur de
l’Opéra national de Paris !
Au fond, la raison la plus flagrante pour
se précipiter sur cette Aïda 2021, c’est l’Orchestre de l’Opéra national de
Paris en apothéose sous la merveilleuse direction de Michele Mariotti. La
musique inonde le plateau et les volumes de la salle, le grandiose s’exprime
jusque dans les demi-tons omniprésents et les détails orientalisants. Le
chef multiplie les ambiances, avec des cuivres de péplum, des cordes
feutrées, et des magnifiques solos de hautbois et de clarinette qui n’ont
pas changé de qualité depuis le monde d’avant. On suit la hauteur de cette
marée à chaque moment de la soirée, et on est ébahi de la richesse des
coloris qui résonnent. L’asymptote des nuances n’existe pas : Michele
Mariotti pousse les limites sans cesse plus loin dans l’infiniment grand ou
l’infinitésimal. Triomphe de la peur, du suspense ou de l’amour, la flèche
tirée d’un arc prêt à l’attaque atteint son but. La reprise de la Bastille
est bien enclenchée !
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