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ON Magazine, 26 décembre 2018 |
Jean-Pierre Robert |
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Verdi: Otello, Bayerische Staatsoper, ab 23. November 2018
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Otello à l'Opéra de Munich ou le drame d'un homme, fût-il fier guerrier
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Événement considérable que cette production d'Otello de Verdi au Bayerische
Staatsoper, l'Opéra d'État de Munich. Puisqu’on y voyait se produire un trio
fastueux de chanteurs, Jonas Kaufmann, Anja Harteros et Gerald Finley, et
diriger une baguette de renom dans la sphère lyrique, Kirill Petrenko, le
General Musik Direktor céans. Dans une mise en scène qui sans trop succomber
aux sirènes de la relecture, est porteuse d'un indéniable impact dramatique.
Une soirée comme il en est peu, où, comme il arrive à l'opéra, lorsque tout
fonctionne, on frôle la perfection, ce qui décuple le sentiment d'assister à
quelque chose de mémorable.
L'avant-dernier opéra de Verdi, Otello,
figure au rang des plus grandes réussites du répertoire. Le livret d'Arrigo
Boito, s'il puise au drame éponyme de Shakespeare, l'adapte aux contingences
du genre opératique à un rare degré d'acuité. Une intrigue à trois
personnages livrés à la confrontation basée sur la jalousie sexuelle et une
trahison imaginée. Un sujet appelant le medium lyrique. Bernard Shaw dira
avec son sens inné de la formule que « la vérité est qu'au lieu qu'Otello
soit un opéra italien écrit dans le style de Shakespeare, Othello est une
pièce écrite par Shakespeare dans le style de l'opéra italien ». Une trame
comme véhicule idéal pour un livret bien ficelé, ce qui n'est pas toujours
le cas sur la scène lyrique. La musique dont Verdi l'adorne vise à «
dépeindre l'horreur agonisante de la chute » d'Otello (Julian Burden, in
''The Operas of Verdi''/ Clarendon Paperbacks). Ce que le théâtre exprime
déjà avec force, la musique l'enrichit par des moyens inconnus de la
tragédie parlée. On a dit qu'Otello était le drame de la jalousie d'un homme
manipulé par un des ses proches. Certes ! Mais c'est plus profond que cela :
le drame d'un homme, acculé au meurtre par pure manigance et qui finalement
tue sa femme prétendument infidèle, un peu « parce que c'est l'usage »,
comme on l'entend dans la bouche de Golaud du Pelléas et Mélisande de
Debussy.
C'est ce qu'a bien compris la régisseure Amélie Niermeyer.
Qui voit dans Otello le drame d'un homme possédé par le devoir des armes,
mais en proie à une agitation mentale, à la peur d'affronter les réalités
domestiques. S'il brille de ses certitudes sur le champ de bataille, Otello
affronte avec moins d'aisance les problèmes privés et leur poids
psychologique. C'est un caractère complexe, et non d'un seul morceau, comme
on l'a souvent représenté. Il a du mal à se laisser convaincre de
l'infidélité de l'épouse et jusqu'à la fin croit ou semble croire à la
constance de Desdemona. Dans leur premier et sublime duo au Ier acte, il
passe d'un extrême à l'autre, de la joie débordante à une attitude de
prostration qui le fait se jeter aux pieds de sa femme. Premier trait
topique d'une mise en scène qui va scruter le fatal destin de cet homme.
Otello peut-il changer ? Jusqu'où a-t-il la conviction que Iago est un être
mauvais ? En tout cas celui-ci n'est pas aussi noir et blanc qu'on l'a
souvent considéré : un joueur, un manipulateur par jalousie de la réussite
d'Otello, notamment matrimoniale, un peu par cruauté, qui tente son coup,
mais dont le dénouement mortel de l'intrigue n'est d'abord qu'une option.
Car il lui faudra compter avec le personnage de Desdemona.
Celui-ci
revêt dans cette mise en scène un rôle essentiel. Au point qu'on pourrait
appeler l'opéra de son nom. Amusante idée, lorsqu'on sait que Verdi avait
d'abord pensé à l'appeler ''Iago'', pour finalement accepter le titre
d'Otello. Cette troisième figure prend le relai ici. Une femme, non pas
soumise au caprice du retour du guerrier ou à la merci de la vindicte d'un
homme peu scrupuleux. Un caractère droit et affirmé qui va tenter de garder
l'amour de son fier soldat coûte que coûte. Témoin son agitation dès le
début de l'opéra lors qu'elle attend le retour d'Otello, dans leur chambre.
À noter que dans cette première scène de foule, Niermeyer ose l'immobilisme
: les chœurs sont alignés sur toute l'ouverture de scène, au premier plan,
sous la chambre des époux, et ne bougeront pas tout au long de cette
formidable tempête musicale. Le décor de la chambre s'éloignera pour laisser
place à la scène à boire suivante, qui au demeurant acquiert une étonnante
lisibilité, permettant de saisir la première machination de Iago vis-à-vis
de Cassio. Le point de bascule de l'intrigue, la mise en scène la situe fort
justement au IIIème acte : d'abord lors du duo entre Otello et Desdemona,
puis au finale, cet immense concertato où Verdi trace toute la problématique
des divers protagonistes. Au fil de ces deux moments, Desdemona aura tenté
de convaincre Otello de l'inanité de ce qui est imaginé contre elle, en
vain. Car la machination ourdie par Iago aura raison de son obstination. Un
personnage que Niermeyer voit avec une belle sagacité.
Car sa régie
d'acteurs, qui fait le pari du théâtre et se refuse à tout soulignement,
joue la lisibilité d'une action en fait assez linéaire. Où pourtant les
sous-entendus ne sont pas minces. Ainsi ici de la silhouette de Desdemona
passant en fond de scène tandis que Iago termine son ''Credo'' par ces mots
inouïs ''La Morte è il Nulla, È vecchia fola il Ciel !'' (La mort est un
rien, le Ciel est un vieux conte de fée !). Du dialogue entre ce dernier et
Otello, dans une salle de garde, où sont lancées les premières vraies
banderilles à l'endroit du maure. Ou plus tard, de la scène dite du
mouchoir, qui voit cet objet passer de main en main, et sert même à essuyer
la sueur perlant au front d'Otello. Le monologue de Iago ''Era la notte'',
qui sème définitivement le poison du doute, le voit à la fin prendre dans
ses bras un Otello incrédule. Une vraie note de vérité psychologique. Ils se
serreront dans les bras l'un de l'autre au duo final de l'acte. Image
inouïe. Tout cela participe d'une approche intimiste du drame, dont
Desdemona est le centre. Et même dans la vaste scène terminant l'acte III,
et son concertato, ce paradigme est maintenu dans la visualisation qu'en
offre la régie. Ce drame intime se devait d'être joué dans l'intime des
pièces d'un palais, les extérieurs étant quasiment gommés. Comme pour Claus
Guth, Christian Schmidt a conçu des décors à transformation où le jeu en
miroir assure une démultiplication ou un resserrement de l'action. Le
dernier acte restera un modèle de théâtre : Desdemona marque une certaine
fébrilité avant et durant l'air du Saule et la Prière qui suit n'est pas
plus rassurante pour elle. Vrais pressentiments. Otello survient un bouquet
de fleurs à la main. Il tuera par désespoir d'avoir été trompé dans sa
croyance en la fidélité. Il se retrouvera seul enfin pour expier un
assassinat qu'il n'a sans doute pas commis de gaieté de cœur, dominé par
plus fort que lui.
Jonas Kaufmann est grand ici, comme ailleurs. Très
différent de ses illustres prédécesseurs, John Vickers, Placido Domingo,
pour ne citer que deux interprètes récents ayant marqué le rôle. Il offre du
maure (non grimé en noir), un homme anxieux, comme angoissé dans sa
solitude, qui semble plier sous le poids des événements ourdis par Iago.
Plus qu'un guerrier matador. Cet aspect de grandeur, la voix, certes, le
trace bien sûr dans les moments de bravoure, tels l''Esultate'' initial,
délivré devant Desdemona, ou les cris de fureur de la confrontation avec
celle-ci au IIIème acte. Ce qui enlumine cette interprétation ce sont les
autres moments, de lyrisme en particulier, et l'intériorité qu'ils libèrent.
L'air, le seul vrai de la partition, ''Dio ! mi povedi scagliar'' est d'une
émotion intense, avec ce début comme murmuré, cette montée en puissance, ces
pianissimos envoûtants, ces fils de voix qui vous transpercent le cœur. Le
dernier acte est bouleversant dans sa sobriété. Le drame, rien que cela.
Anja Harteros est une immense Desdemona. Comme déjà remarqué, rien d'une
façon de femme soumise à des forces qui la dépasseraient. Au contraire, une
figure affirmée, à laquelle la voix de large soprano lyrique donne encore
plus de consistance. La scène de l'acte II où entourée des enfants, elle dit
son soutien à la cause de Cassio, voit une épouse droite dans son
raisonnement, qui saura résister aux propos outranciers d'un Otello qui un
instant ne se maîtrise plus. Cette confrontation à l'acte III est un modèle
de véracité dans l'échange : elle comprend alors que ses efforts pour garder
Otello seront vains. À cette incarnation répond une incandescence vocale
d'une beauté absolue. Le timbre doté de la vraie italianitá confère à cette
partie une aura de raffinement et d'inextinguible vocalité rarement réunies.
Lors de ce duo avec Kaufmann, l'on sent combien ces partenaires habituels
sont en complète harmonie. Le Iago de Gerald Finley est tout aussi
saisissant : loin du méchant traître, voilà un manipulateur tout en nuances
qui agit par petites touches. Et cet artiste sait ce que cela veut dire, lui
qui fut un inoubliable Hans Sachs des Maîtres Chanteurs de Wagner à
Glyndebourne. Un exemple : la scène où Iago force Otello à entendre les
aveux d'amour de Cassio. Il dirige le maure d'un endroit à l'autre de la
pièce, au point que celui-ci est même conduit à ramper jusque derrière le
fauteuil où Cassio narre ses frasques avec... la belle Bianca. Rien ici de
la hargne de premier degré, une noirceur des sentiments plutôt, un second
degré autrement plus signifiant. Si le timbre n'a pas toute la couleur
italienne innée du baryton Verdi, quelle puissance, par contre, et quel
débit ! Des autres rôles se détache le Cassio bien timbré du ténor Evan
LeRoy Johnson. Et la contribution émérite du chœur de l'Opéra d'État de
Bavière.
Mais il y a plus admirable encore : le prodigieux travail
effectué par le chef, héros de la soirée. Ce qui se ressentira à
l'applaudimètre final. Kirill Petrenko dirige ce Verdi comme peu. Le
souvenir de Karajan et d'Abbado revient à l'esprit nécessairement, à ce
degré d'achèvement. Car du premier accord asséné fortissimo signalant la
tempête, à la dernière phrase pppp, d'une lourde douceur, on aura
expérimenté une exécution incandescente, proprement bouleversante. Associant
flux soutenu et transparence, assagissement et souverain lyrisme, couleurs
italiennes de source - les bois colorés, les vents incisifs – et feu
dévorant. Des tons ferrugineux ou diaprés, des forte faramineux ou des
pianissimos à la limite de l'impalpable. L'accompagnement des airs est
grandiose : ''Credo'' de Iago d'une force incommensurable, air d'Otello
d'une finesse sonore à pleurer, air du saule d'une ténuité sonore magique et
Prière plus poignante qu'on peut l'imaginer. Petrenko joue les contrastes de
dynamique à fond. Car c'est cela Verdi. Mais toujours habités de
raffinement, qui fait que pas une once de texte ne semble rester inexplorée.
Sa direction est surtout d'une totale lisibilité. L'art des transitions
n'est pas moins remarquable, d'une extrême cohérence pour construire des
climats souvent envoûtants. Un fini musical qui a sans doute peu d'exemple
aujourd'hui. Celui d'un orchestre dont le General Musik Direktor Petrenko a
ces années peaufiné la superbe sonorité.
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