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Classique News |
par Camille De Joyeuse |
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Verdi: Otello, Royal Opera House, London, 21. Juni 2017
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Otello par Jonas Kaufmann. Pappano / Warner
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Hier en studio (chez Sony, enregistré en
mars 2013, puis publié en octobre 2013), l’interprète, vicissitudes du
planning oblige, aura attendu un peu plus de 4 années pour incarner sur la
scène, affres et vertiges brûlants de la possession shakespearienne,
proposant en ce mois de juin 2017, son premier Otello scénique. Le disque
Sony (à l’époque, sobrement intitulé « The Verdi album » avait été élu CLIC
de CLASSIQUENEWS, récompense suprême, soulignait alors (dès mars 2013)
l’intelligence du chanteur dans l’interprétation d’un rôle parmi les plus
complexes du répertoire.
Rien n’est laissé au hasard dans la carrière
du plus grand ténor actuel, capable de convaincre chez Wagner comme à
présent chez Verdi. Les qualités requises pour réussir le personnage
d’Otello de Verdi sont aussi diverses que redoutables (en cela Verdi s’est
hissé à la hauteur du génie Shakespearien, comme avant lui Berlioz tout
autant passionné, inspiré par la lyre poétique du poète baroque britannique)
: aigus claironnants comme le soupçon grandissant ; affûtés comme le
poignard, mais aussi couleur sombre de la folie naissante et dévorante, de
plus en obsessionnelle jusqu’aux pulsions criminelles qui conduisent le
Maure pourtant favori de la Fortune, à assassiner sa propre épouse,
Desdémone (à Londres, Maria Agresta, honnête et efficace sans être d’une
émotivité mémorable). Si l’emprise du serpent Iago (Marco Vratogna plutôt
brut et linéaire, qui remplace Ludovic Tézier souffrant) est évident, c’est
essentiellement l’esprit instable d’Otello lui-même qui donne matière à
cette course à l’abîme. Trop faible et pourtant guerrier de valeur, la
volonté et l’équilibre psychique d’Otello s’effondrent face à l’amour ; ici
en rien force d’épanouissement ou de plénitude extatique ; plutôt foyer
d’une sourde et douloureuse puis tragique impuissance. Hier Jon Vickers et
son timbre de loup halluciné, puis récemment le baryténor Placido Domingo,
au génie linguistique irrésistible ont marqué la caractérisation du rôle
verdien. Son métal sombre, rauque de félin crépusculaire, dernièrement
éprouvé (ce qui lui a causé un repos obligé et l’annulation de plusieurs
engagements) vaut aujourd’hui au ténor Jonas Kaufmann, un retour raisonné,
plutôt convaincant et de présenter toutes les aptitudes pour incarner Otello
: un rôle autant vocal que dramatique. Car ici le chanteur est acteur.
Son medium large mais timbré a fait la réussite de ses Wagner
antérieurs: Lohengrin, Parsifal et aussi Sigmund (La Walkyrie), ce dernier
rôle, trop injustement mis de côté au profit des autres mais d’une
profondeur inouïe (sous la direction de Claudio Abbado, pour le disque).
Jonas Kaufmann comme ses illustres devanciers, sait faire jaillir d’un rôle,
une vérité souterraine irrésistible, touchante, proche, troublante.
Au Royal Opera House de Londres (ROH), le ténor munichois s’est montré à la
hauteur de ce formidable pari. Du victorieux « Esultate » initial qui impose
la figure du général débarquant en pleine tempête à Chypre, à l’extatique
duo amoureux (I) : « Già nella notte densa », Kaufmann affirme un chant
intense et noble. De plus en intérieur, il éclaire la possession du Maure
par le poison du soupçon instillé par Iago au II (« Ora per sempre addio »)
: le jeune et beau capitaine Cassio (tendre et lumineux Frédéric Antoun)
qu’Otello d’abord protecteur a destitué, courtise Desdémone ; d’ailleurs, le
rival possède déjà le mouchoir brodé de la jeune traîtresse. Peu à peu le
feu de la tempête qui a accompagné le débarquement du général se meut en
torrent de haine et de jalousie ; tempête naturelle, tempête psychique.
Au III, comme embué par ses propres démons soudainement réveillés,
Otello / Kaufmann humilie son épouse alors que le ballet (version 1894)
indique les artifices de la politique : des ambassadeurs vénitiens
représentent le Doge qui rappelle Otello et l’invite à rejoindre Venise…
Mais le guerrier frappe publiquement Desdémone.
Enfin c’est l’acte
IV, celui du crime : Iago grand manipulateur a obtenu de sa victime Otello,
totalement soumis, d’étrangler la traîtresse sur la couche de l’adultère
(supposé)… d’une simplicité économe, mais habité par l’illusion fatidique
qui inféode le personnage, Kaufmann commet l’irréparable en un naturel
théâtral d’une irrésistible progression ; le réveil après avoir tué son
épouse dont il comprend qu’elle était innocente, révèle l’horreur de la
situation ; il faut un chant dépouillé, franc, direct, d’une ampleur ciselée
pour réussir la vraisemblance d’une telle séquence. Kaufmann récidive sur
scène ce qu’il avait réussi dans son album discographique édité chez Sony :
à l’intelligence du diseur, répond la sobre expressivité de l’acteur, d’une
intériorité maîtrisée ; l’acteur rejoint l’acteur et sa sincérité nous
touche derechef.
En deça de l’intelligence du ténor vedette, la mise
en scène de Keith Warner élude et simplifie, ciblant certes l’explicite, au
détriment souvent de l’ambivalence et du réel trouble qui tiraille les
personnages.
Quant à la direction d’Antonio Pappano, la lisibilité de
la ligne tragique qui enferme peu à peu Otello dans l’aveuglement et la
folie sous l’emprise obsessionnelle de Iago, est toujours détectable mais le
chef comme un volcan systématique, assène des accoups orchestraux
disproportionnés, dont la véhémence soulignée finit par être hors sujet :
plus de nuances murmurées, de raffinement intérieur eussent été profitables
(le tempête réelle et symbolique ne résonne véritablement qu’au début, même
si tout l’opéra en est le prolongement progressif jusqu’à son terme
sacrificiel); pourtant le temps musical rejoint le temps dramatique : chant
et action doivent fusionner avec ce réalisme insidieux et subtil, superlatif
(conçu par Boito librettiste de son aîné Verdi), portant davantage la partie
d’Otello dont Kaufmann fait un félin blessé, un homme détruit dès le début,
qui malgré son formidable cri de guerre, déchirant la tempête d’ouverture,
porte en lui des démons qui ne demandaient qu’à être tirés du sommeil. Ne
reste désormais plus qu’un sommet à gravir pour le ténor munichois : le rôle
de Tristan de Wagner.
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