qobuz, 19 janvier 2017
André Tubeuf
 
Wagner: Lohengrin, Paris, Opera Bastille, 18. Januar 2017
 
Lohengrin à l’Opéra-Bastille : Un héros perdu, un Kaufmann retrouvé
S’en retrouvera-t-il jamais, de ces enfants rêveurs, idéalistes qui après une soirée à l’opéra, voient leur vie changer, comme Hanno Buddenbrook dans le roman de Thomas Mann et Louis II de Bavière dans la vie réelle, parce que le théâtre leur aura montré un chevalier descendre du ciel sur sa nacelle que tirait un cygne ? Ce Lohengrin à l’armure d’argent qui a fait du conte lyrique qui porte son nom l’œuvre de Wagner à la fois la plus immédiatement poétique et la plus immédiatement populaire, on nous l’a tué. Il pourrait bien ne plus jamais ressusciter en scène. Chevaleries, ordalies, tout un merveilleux d’inspiration chrétienne a fait son temps. Nos effets spéciaux d’aujourd’hui procurent d’autres secousses. Un cygne ? Une nacelle ? Un nimbe d’argent ? C’était bon du temps de la rampe à gaz.

Il est vrai que Lohengrin, de toute façon, est d’avant. Même chez Wagner, il est d’avant sa modernité, d’avant le Ring, d’avant Tristan ; d’avant cette fêlure dans la tonalité par où tout un siècle d’art et d’âme s’est vu sombrer. Wagner lui-même a périmé son héros en en portant trop bien à la scène le père proclamé, Parsifal, qui était chaste à la fois et fol. Si quelque chose reste stupéfiant dans Lohengrin, et sinon moderne en tout cas neuf à chaque fois, à chaque fois nouveau et jeune, c’est cet orchestre qu’il y invente et innove. Dès le Prélude du I il tisse des ors et des argents qui miroitent de façon unique, aurore que la mélancolie lumineuse du hautbois double aussitôt d’un immédiat, définitif et indicible crépuscule. Ce lisse, ce lumineux ; cette palette à la fois, et cette pâte ! De cela Baudelaire ne pouvait parler qu’en dégustateur de peintres, un voyant, un voyeur aussi. Et cette invention du sostenuto aussi ! Il n’était pas dans Tannhaüser et le Vaisseau, et dans Rienzi n’était qu’immobilisme. De là tout Tristan va sortir.

Entendant l’Orchestre de l’Opéra et Philippe Jordan malaxant et pétrissant cette pâte comme du bout des doigts (et c’était pour lui la première fois. Maintenant le voilà complet en Wagner), on se disait qu’avec cette nouveauté-là, qui est celle de l’émerveillement, Dieu merci on n’en aura jamais fini. Elle enterre quelques modernités musicales (y compris quelques-unes de Wagner même). Rien que pour une telle confirmation, soirée bénie. Inutile de courir jusqu’à la toute neuve Philharmonie de l’Elbe. Le plus beau grand son symphonique nous attend à la Bastille même.

Le Chevalier à l’armure d’argent, lui, sans doute n’avons-nous plus à l’attendre nulle part. Wagner lui-même n’a sans doute pas très clairement saisi ce qu’il faisait en installant sur une scène lyrique cette créature dont lui-même ne veut pas savoir si elle est cygne ou esprit, chair ou poisson, ou simple idée mythique, un Godgesandter. Un Envoyé du Ciel ? Donc un fourre-tout hégélien : un sursum sans le boum boum, aurait persiflé Nietzsche. Dire qu’il ne résiste pas à l’analyse est faire beaucoup d’honneur à Wagner dramaturge : il ne résiste même pas au premier coup d’œil. Lohengrin n’a de sens (et de chair aussi ; et qu’importe qu’alors elle soit cygne ou goujon) que pour un spectateur qui s’attend au merveilleux, s’en enchante et s’en contente, et jette au panier sans même les lire les analyses savantes ou de simple bon sens qui lui démontrent que le merveilleux n’existe pas. Résignons-nous. Depuis quelques décennies déjà le théâtre veut qu’il n’existe plus. Qui peut encore se vanter d’avoir vu de ses yeux un ténor en costume débarquer d’un accessoire de théâtre qui prenait la peine de ressembler un peu à un cygne ? Dois-je dire en rougissant : moi, hélas ? À Paris même, Raoul Jobin. À Strasbourg Windgassen. Et ils étaient armés d’argent. La dernière fois à Bayreuth c’était dans la vision/vitrail de Werner Herzog. Et j’ai connu de vieux spectateurs qui avaient vu le gigantesque Leo Slezak, tout équipé d’argent, ayant manqué sa nacelle comme on manque une navette, demander aux machinistes, plus rigolard que confus : « Quand passe le prochain cygne ? » Sur ce merveilleux-là ce n’est pas Lohengrin seulement qui a fondé sa colossale fortune. C’est l’amour de l’opéra, dont le plus vrai ressort est l’émerveillement (l’admiration), jamais l’idée (la théorie). C’est son tout puissant premier degré, sa capacité d’émerveiller, qui a fait la fortune de l’opéra, elle lui est consubstantielle. Nos metteurs en scène nous ont changé cela. En plus, s’agissant des héros les plus naïvement et épiquement héros, Lohengrin, Siegfried, les metteurs en scène allemands n’en auront jamais fini avec leur ressentiment ; ça les gratte au mauvais endroit ; Siegfried a été prototype aryen, Lohengrin a été opéra culte du regrettable Reich millénaire. Ils s’en vengent sur les spectateurs d’aujourd’hui, qui ne demanderaient qu’à les prendre comme les prenait Hanno Buddembrock et Louis II de Bavière.

Lohengrin a réussi à Bastille l’assez remarquable prouesse de faire triompher un ouvrage duquel, pendant deux longs actes, on avait fait disparaître le héros éponyme légendaire, désormais zombie bouclé plus noir que blanc, dont la transe n’est pas mystique, mais épileptique ; pas lumineux en tout cas ni même illuminé : un inconsistant. Et cela, au milieu de quatre autres personnages, eux, très (trop) strictement (stéréo)typés. Le comble est que ce protagoniste, pour le coup, disposait d’absolument tous les atouts pour rayonner selon la légende. Il aurait su faire passer le cimier et la cotte de mailles. Ce qu’on lui a refusé en pur paraître, Jonas Kaufmann l’a réalisé par la voix, fragilisé certes mais intact après sa longue cure d’abstinence, maître souverain de la couleur, de l’inflexion, de la diction et de la ligne ; réalisant au III, qui lui appartient entièrement et où il se montre vertigineux, exploit après exploit : l’incantation purement amoureuse du début du duo et d’Atmest Du nicht, qui est sa réponse à l’Elsa des brises du début du II ; la plaidoirie passionnée, mâle, de Höchstes Vertrau’n, où éclatent ses reproches ; un récit du Graal d’un modelé vocal murmuré et comme miroitant, d’où la Taube s’est envolée comme un long frémissement d’aile; un adieu à Elsa enfin qui nous offre ce sommet lyrique absolu : l’incarnation totale d’un personnage en scène dans son chant et son seul chant. Performance d’ensemble simplement géniale, doublée d’un exemplaire scrupule dans l’acceptation de directives scéniques qu’il réussit à rendre, pour sa part, légitimes, tant il s’y engage. On n’est plus à la hauteur vocale, miraculeuse, de son tout premier Lohengrin à Munich en 2009 : le printemps n’est printemps qu’une fois. Mais aussi bien à Munich qu’ensuite à Bayreuth ce miracle se trouvait déparé par la mise en scène, absurde ou banalement bizarre ou simplement moche.

Celle de Claus Guth est tout sauf cela. Certes elle est méchante, et délibérément, nous privant Lohengrin de son habit d’argent, le déclassant, le ridiculisant. Rassurons-nous ; sur l’apparence donnée au personnage elle ne convainc guère plus que ne fait Wagner lui-même. Du moins reste-t-elle cohérente dans son dessein et ne joue-t-elle pas capricieusement avec les identités. Elle dessine fortement les silhouettes ; et installe autour d’elles un dispositif d’une consistance, d’une cohérence et d’une efficacité qui sont une leçon de technicité. Beaucoup s’en contenteront, ne se demandant même pas ce que font là ce piano, cette férule dans la main d’une dame en noir, cette farandole de doubles (mignardise de metteur en scène), cette flaque d’eau nuptiale (et non baptismale) qui certes n’est pas l’Escaut, et cetera. Mais on se permettra de constater que dans cette régie (sauf chez Kaufmann), les gestes restent assez sommairement sémaphoriques. Cette Ortrud, cette Elsa ont bien souvent l’air de vouloir nous montrer quelque chose que nous ne voyons pas.

Entendre le son que produit René Pape (le Roi) est une consolation vocale de chaque instant. Car Elsa est désormais loin derrière les moyens actuels de Martina Serafin, qui en est déjà à Abigaïl de Nabucco et bientôt Turandot. Quelle idée de confier le Rêve et les Brises à cette artiste sensible et lumineuse, mais alourdie ? On admire la mimique d’Evelyne Herlitzius, raffinée encore chez Chéreau, et le sostenuto wagnérien l’encourage à montrer un minimum de consistance dans la voix. Peine perdue. Ce haillon n’est que criard, avec de très belles attitudes. Entre ce haillon et la pétoire (du timbre et encore du timbre ; de la trompette) du Telramund, Tomasz Konieczny, on imagine ce que devient le prodigieux duo nocturne et noir qui ouvre le II.

On a déjà dit la splendeur de l’orchestre, il faut y ajouter celle des chœurs de José Luis Basso. Leur franche sonorité, leur présence scénique réussissent à faire passer les tunnels successifs du milieu du II, qui sont considérables.






 
 
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