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Anaclase |
par gilles charlassier |
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Verdi: Don Carlos, Paris, Oktober 2017
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Don Carlos opéra de Giuseppe Verdi
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Cela tenait de l'événement de la
saison. Avec une distribution réunissant nombre des plus grandes voix du
moment, certaines en prise de rôle, le retour du Don Carlos à l'Opéra
national de Paris, dans la version initialement conçue par Verdi, exactement
cent cinquante ans après la création le 11 mars 1867, réunissait tous les
ingrédients pour faire exploser le box-office. Autant dire qu'il ne fut pas
aisé de se faufiler au milieu de cette demande, parfois attisée par
l'idolâtrie, plus que l'œuvre en elle-même, ainsi qu'en témoigne l'hystérie
aux portiques de Vigipirate à la sortie des artistes.
C'est d'abord
la redécouverte d'une partition jamais jouée dans la Grande Boutique qui
mérite l'attention – avant l'introduction du ballet et les coupures
réalisées pour la générale. Sans ignorer les conflits qui opposèrent les
conceptions de Verdi et celles de l'institution parisienne, ni verser dans
le fétichisme de l'authenticité, on ne peut que se réjouir d'entendre
l'intégralité du développement dramatique imaginé par le compositeur –
franco-italien, devrait-on oser au regard des aléas géopolitiques. Car si la
mouture milanaise de 1884 demeure la plus commune sur les affiches, elle
transforme singulièrement le sens de l'ouvrage, alors davantage tableau de
grands d'Espagne que peinture intime des sentiments. En ce sens, retrouver
l'acte de Fontainebleau – d'ailleurs repris à Modène en 1886 et que n’ont
pas biffé les premières soirées en traduction italienne, à Naples en 1872 –
contribue à restituer ces intentions originelles, non seulement parce que
l'argument gagne en lisibilité explicite, mais parce que plus d'un motif
mélodique développé dans les actes suivants s'esquisse ou s'exprime,
redessinant ainsi la finesse de l'architecture.
En lisant le nom de
Krzysztof Warlikowski sur l'affiche, plus d'un attendait un iconoclasme
provocateur, sur fond d'esthétique lavabo-bidet à laquelle d'aucuns
réduisent le travail de Malgorzata Szczęśniak – la seule plomberie sur scène
intervient au début de la soirée, alors que l'Infant essaie de s'extraire de
sa torpeur mnésique, se remémorant sa rencontre avec Élisabeth [lire nos
chroniques de Die Gezeichneten, A kékszakállú herceg vára, Alceste, Lulu,
Die Frau ohne Schatten, Médée, Król Roger, Věc Makropulos et Iphigénie en
Tauride]. Certes, on retrouve des invariants de la décoratrice attitrée du
metteur en scène polonais, à l'instar des gradins du théâtre semi-circulaire
de l'autodafé qui s'avance comme dans le rituel du Graal dans Parsifal [lire
notre chronique du 4 mars 2008], tandis que l'usage de la projection
vidéographique, ici préparée par Denis Guéguin, appartient au vocabulaire
scénographique consacré par le duo slave.
Pour autant, on cherchera
vainement dans ce spectacle très calibré de gratuites audaces – même les
mouvements chorégraphiques de Claude Bardouil s'effacent presque pour ne pas
risquer la diversion. Le plateau semble parfois près de l'épure, modulée par
les éclairages de Felice Ross, accompagnant l'exploration des affects.
L'emprunt à la technique cinématographique se limite essentiellement à
quelques gros plans en noir et blanc sur les protagonistes, en particulier
Don Carlos, la main sur la gâchette et le pistolet sur la tempe, tandis que
le visage à moustache avalant un corps nu fait songer à une relecture par
Dalí d'un des Goya noirs (Saturne dévorant ses enfants) où le visage de
l'artiste surréaliste se substituerait à celui du dieu cannibale – métaphore
de Philippe II sacrifiant son fils à la continuité du pouvoir ?... Quant au
granulé qui parasite parfois la scène comme dans un vieux film, il place
tout le premier acte, la rencontre de Fontainebleau, sous le signe du
souvenir et de la turpitude psychologique qui agite le prince : idée habile
et subtile qui n'aurait pas versé dans la distance émotionnelle si Philippe
Jordan croyait vraiment à la puissance dramatique dudit acte. Si l'on
reconnaîtra au directeur musical de l'Orchestre de l'Opéra national de Paris
la maîtrise des alchimies et des innovations de la partition, le sens de la
construction n'échappe pas toujours à une coupable placidité extérieure. En
réchappe l'extraordinaire Acte IV, l’un des plus beaux et aboutis de tout le
répertoire, cependant que le final du V peine à maintenir la continuité de
l'énergie dramatique et de sa transsubstantiation conclusive.
Bien
que la caractérisation des personnages ait été davantage approfondie avec la
seconde distribution, la première n'a pas manqué d'investir la lecture
proposée, concentrée sur la fragilité humaine, sans s'attarder sur une
agitation iconoclaste que d'aucuns confondent avec la direction d'acteur –
il faut admettre qu'une telle économie prend le risque d'une illusion de
statisme dans le grand vaisseau Bastille.
Très attendu dans le
rôle-titre, Jonas Kaufmann remplit son contrat auprès de ses fidèles,
soulignant de ses voilements de timbre une psyché torturée. Ce soin accordé
à la couleur, parfois aux limites de la crédibilité dans certaines
incarnations, ferait pourtant attendre une intelligibilité textuelle bien
supérieure à ce que l'oreille reconnaît. Le même reproche est également
opposable au Philippe II d'Ildar Abdrazakov, quand bien même l'émission
n'appelle pas les mêmes expectations. La vulnérabilité du souverain,
sensible à la manipulation, affleure cependant avec une belle justesse,
entre autres dans sa magnifique méditation solitaire qui compense
indéniablement cette réserve.
En Élisabeth, Sonya Yoncheva s'appuie
sur la richesse de sa voix, quitte à céder un peu à ses sortilèges, au
risque d'une retenue un rien monochrome encouragée par la baguette. Au
meilleur dans les duos, son ultime confrontation avec Eboli l'extrait de
cette fascination du son et compte parmi les grands moments de vérité de la
soirée, rendant justice à une scène d'une remarquable pertinence, en termes
de psychologie historique. Dans l'habit de cette jalouse rivale de la reine,
Elīna Garanča rassemble ses moyens admirables pour galber la générosité de
son idiosyncrasie vocale et défier l'endurance et les difficultés de sa
partie, quitte à araser les valeurs sémiologiques du texte. Le seul à mettre
à nu la complexité émotionnelle des mots qu'il chante est Ludovic Tézier. Si
l'entrée de son Posa se révèle peut-être légèrement surdimensionnée, la
finesse inouïe des inflexions de son verbe en fait un Rodrigue de grande
classe, jusque dans une mort bravant le naturalisme par une symbolisation
lyrique accomplie – le souffle des dernières paroles hante l'auditorium
par-delà la mesure finale : le propre des interprétations magistrales.
À rebours des caricatures parfois en vigueur, Dmitri Belosselskiy n'a
nul besoin d'alourdir l'autorité naturelle du Grand Inquisiteur [lire nos
chroniques du 5 mai 2017 et du 9 juillet 2014]. Krzysztof Bączyk réserve un
moine solide [lire notre chronique du 13 octobre 2016], fantôme de
Charles-Quint qui ne recourt pas inutilement à l'artifice du surnaturel.
Ève-Marie Hubeaux fait un parcours sans faute en Thibault, quand Julien Dran
confère au Comte de Lerme une inusuelle consistance, ce qui n'est pas le
signe d'un moindre talent [lire nos chroniques du 29 mars 2017, du 12
février 2016 et du 4 février 2014]. Mentionnons encore la Voix céleste de
Silga Tīruma, efficace comme le Héraut de Hyun-Jong Roh, et le Chœur (au
sein duquel on distinguera les députés flamands et les inquisiteurs du
troisième acte) soigneusement préparé par José Luis Basso.
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