Liberation
Guillaume Tion
 
 
Verdi: Don Carlos, Paris, Oktober 2017
 
«Don Carlos», c'est l'hallu finale
Stop. Posons le stylo. Posons-le. Relevons la tête. Dans l’obscurité, le parterre de l’Opéra Bastille. A notre droite, un homme corpulent. A notre gauche, une dame. Sur scène, Don Carlos. Quand sommes-nous ? Entre 18 heures et 22h45. En 1563 ? En 1867 ? Au deuxième acte ? Non, au premier, c’est un flash-back. Nous sommes à Fontainebleau et le temps a disparu. Des scintillements réguliers nous alertent. Nous sommes ailleurs, dans un entre-monde où les temporalités coexistent: une figure du passé qu’on évoque passe en chair et en os, ce ténor star pieds nus porte un polo de tennisman, une commode d’intérieur trône au milieu d’un jardin… Fascination. Mise en scène, musique, chanteurs, tous fascinent. Nous planons avec Don Carlos, infant d’Espagne, contrefait, sublime, triste, au-dessus d’un territoire opératique sans normalité où toutes les magies s’entrechoquent. Ne redescendons pas, perchés revivons le voyage de cette œuvre et de cette première surnaturelle qui marque, cent cinquante ans après sa création, l’ouverture de saison de l’Opéra de Paris.


1. Un Grand Opéra réécrit

Monter Don Carlos est un événement. L’œuvre s’apparente au «Grand Opéra», terme qui n’est pas un qualificatif subjectif, mais un genre opératique restreint à une période précise : 1820-1870, au cœur du XIXe siècle. Ses caractéristiques n’ont rien de musical et font la part belle au gigantisme : quatre ou cinq actes, présence d’un chœur massif, scènes de ballet, scénographies énormes, propos historique. Le genre est français. Ses racines plongent dans le faste et la complexité des spectacles baroques donnés par Louis XIV. Techniquement, l’Opéra de Paris est la seule institution capable à l’époque de fabriquer ces spectacles dans sa salle Le Peletier. Les compositeurs ayant dessiné le genre sont Halévy (la Juive), Rossini (Guillaume Tell), Donizetti (la Favorite)... mais surtout Giacomo Meyerbeer. Son Robert le Diable retentissant imposa en 1831 le Grand Opéra, où le compositeur brilla ensuite avec des titres comme les Huguenots, le Prophète, l’Africaine. C’est dans ce contexte et après la mort de Meyerbeer, en 1864, que «la Grande Boutique» de l’Opéra de Paris commande à Verdi l’adaptation d’une pièce de Friedrich Von Schiller, sur un livret des auteurs Joseph Méry et Camille du Locle : Don Carlos.

Cet opéra connaît de sauvages réécritures, au gré des productions et de leur succès. C’est la norme de l’époque : il suffit de traduire le livret en allemand ou en anglais pour supprimer un ballet ou déplacer une scène. A ce titre, beaucoup d’opéras du XIXe sont à leur époque des work in progress. Don Carlos, dont la première a fait un four à Paris mais qui s’est ensuite glissé sur les rails du succès raisonnable, en est une parfaite illustration. Dès avant sa création, en mars 1867, l’œuvre est tronquée, et la première partie de l’acte I supprimée, sous le prétexte de laisser le public prendre les derniers trains pour rentrer chez eux. Puis Verdi, en conflit avec l’Opéra de Paris, retourne en Italie et sort la partition des canons du Grand Opéra. Don Carlos tragique devient Don Carlo mélodramatique, il perd un s et tout est dans cet interstice, comme on le verra cent cinquante ans plus tard. On dénombre au final quatre ou cinq versions de l’œuvre : Paris (1866 et 1867), Milan (1867), Modène (1886). La plupart du temps, on joue des versions de Don Carlo plus ou moins complètes. Celle qui est présentée à Bastille cet automne est la plus «historiquement informée» : elle endosse la première partie du Ier acte et se charge de notes retrouvées du compositeur.


2. Histoire et musique dénaturées

Fait ironique : la nature de Don Carlos se prête à ces remodelages, car la pièce de Schiller et l’opéra sont un détournement majuscule de la vérité historique, comme si sa forme constamment couturée tenait à masquer son fond historique. Résumons. Dans la lignée de l’auteur savoyard Saint-Réal au XVIIe, la pièce de Schiller, rattachée au mouvement Sturm und Drang et gonflée d’une emphase tourmentée, montre un Don Carlos ballotté par ses sentiments («Souvent, à minuit, quand mes gardes dormaient, je me suis jeté, le visage baigné de larmes, devant l'image de la reine du ciel»). Il aime Elisabeth de France, qui lui est promise. Leur mariage doit sceller la fin de la guerre entre l’Espagne et la France. Mais leur union n’aura pas lieu : le père de Don Carlos, Philippe II roi d’Espagne, fils du défunt Charles Quint, épouse Elisabeth à la place de son fils. Malheur. Dans la réalité, Don Carlos était victime de consanguinité (il avait par exemple quatre arrière-grands-parents sur huit), était atteint de débilité, sujet à des crises de violence et son père, qui ne croyait pas à ses capacités, n’a jamais eu pour ambition de le voir régner ni de le savoir marié. Quant à Elisabeth, qui dans la fiction bout d’un amour fou pour Don Carlos, la Valois était en fait attirée par le roi son père et se contrefoutait de ce fils contrefait. Aucune passion ne dirige donc la vie de l’infant, c’est une fuite vers les Flandres qui précipite son sort. Il s’y lie avec les tenants de la rébellion contre son père, qui l’emprisonne et, peut-être, l’empoisonne. Don Carlos meurt à 23 ans.

Verdi lui aussi se dénature. Il délaisse son style pour proposer une synthèse germano-franco-italienne, avec un fil musical dépressif reliant les moments à grand ensemble, des arias s’ouvrant au hautbois et quelques leitmotive façon Wagner (ah… le thème de l’Inquisiteur). L’œuvre est profilée pour atteindre les tréfonds, comme dans ce duo de basses au quatrième acte. Son instrumentarium est modifié : plus de graves, de bassons, un contrebasson. Et, surtout, l’œuvre est en français. Verdi a peu écrit sur notre langue : Jérusalem (mais c’était une refonte d’opéras précédents), les Vêpres siciliennes et ce Don Carlos. C’est une des raisons pour lesquelles les maisons d’opéra préfèrent reprendre Don Carlo plutôt que Don Carlos : il est plus resserré mais aussi en italien, langue qui a évidemment les faveurs prosodiques de Verdi. Double peine à Bastille cette année pour les interprètes, qui n’ont pas l’habitude de la donner en français et doivent s’ingurgiter un supplément de texte puisque cette version atteint les quatre heures. C’est peu dire qu’ils ne sont pas à l’aise et qu'en coulisse les tensions s’avivent à mesure que la première approche.


3. La guerre sur un plateau

Pour cette ouverture de saison, le casting est fou. Le ténor allemand Jonas Kaufmann, qui avait fait son retour sur les planches à Bastille en janvier après une extinction de voix de quatre mois, chante Don Carlos (il avait chanté Don Carlo à Salzbourg il y a quatre ans). Le rôle d’Elisabeth est confié à Sonya Yoncheva, dont la dernière collaboration avec l’Opéra de Paris s’est révélée plutôt amère (la soprano bulgare avait renoncé, pour «raisons artistiques», à interpréter Tatiana dans Eugène Onéguine, en juin). Elina Garanca, Ludovic Tézier et les deux basses Ildar Abdrazakov et Dmitry Belosselskiy sont les quatre derniers as de cette production. Ce mardi 10 octobre, la première a été très difficile pour eux.

Les stars ont peiné sur le français, parfois de manière flagrante. Il y a eu des approximations de texte, des dictions floues et des liaisons étonnantes (des héros ou des zéros ?). Ils se sont retrouvés écrasés par une partition extrêmement lourde d’un point de vue vocal, comme s’ils n’avaient plus l’habitude d'un tel challenge. Les divas ne sont pas ici pour planter le contre-ut et repartir avec un bouquet de fleurs mais sont puissamment sollicitées. Le premier acte propose sans échauffement un solo et un duo d’amour sturmunddrangué en diable. Et c’est comme ça pendant quatre heures, sur une partition souvent resserrée à des couleurs quasi chambristes où les voix sont mises en avant. Par moment, on sentait les chanteurs effrayés, réduits au statut de collégiens n’ayant pas assez travaillé qu’on interroge soudain en classe, comme en train de se noyer devant 2 500 personnes dans une mer démontée et se protégeant par des techniques convenues mais sans flamme. Les tensions, l’arrivée tardive d’un casting A (qui interprète l’opéra en octobre et laissera la place à un casting B moins prestigieux en novembre) trois semaines après le casting B, les prises de bec autour de la compréhension du personnage avec ou sans s, tout cela remontait sur scène où le langage devenait tangage.

Mais les champions de tennis parviennent en jouant mal à gagner leurs balles de break. Et c’est au pied du mur qu’on reconnaît les divas. Les stars du soir sont parvenues chacune à retourner la situation. Ils ont su retrouver de l’intensité, de l’engagement, et, aidés par une concurrence tacite qui veut qu’il est suicidaire de se planter quand une autre chanteuse vient de faire un triomphe, se secourant dans la tourmente par une rage de ne pas sombrer, ces compétiteurs ont vaincu. Mais ce fut rude. Tézier a lancé le mouvement dans son solo de la mort. Garanca a enchaîné avec son solo du bannissement. Yoncheva, qui a fait pleurer au Ier acte mais se trouvait depuis dans une mauvaise passe, a réussi son solo de la perte et a planté pendant le duo final une douceur de contre-si proprement inoubliable qui a ému la salle et réveillé Kaufmann. Ovation majuscule pour la distribution, de quoi faire oublier une tenue de route chaotique. La première collaboration du ténor et de Warlikowski, qui ne demande qu’à s’épanouir dans un Tristan und Isolde que tout le monde attend, s’est achevée pacifiée, rassérénée. Puis le metteur en scène s’est présenté lui aussi devant le public.


4. Une mise en scène éthérée

Il est 13 heures le 10 octobre dans la salle de l'Opéra Bastille. Elle est vide. Au milieu du rang 15 est assis Krzysztof Warlikowski. Le metteur en scène porte des lunettes de soleil, un blouson en cuir. Il vapote dans le noir. Une projection de neige vidéo tombe sur le décor. Dans quelques heures va se tenir la première de Don Carlos. A moins qu'il y ait grève. Personne ne le sait encore. Grève ou pas, Warlikowski n'y pense pas. Il a beaucoup de travail. Il a déjà mis en scène un Don Carlo, mais c'est la première fois qu'il affronte Don Carlos. L’œuvre pour lui plonge au cœur de la tragédie. Il ne s'agit pas de céder à une facilité mélo. Ici tout est noir. Et ce qu’il a en tête, ce n’est pas un héros malmené, mais un garçon qui sort de l’adolescence et découvre l’horreur du monde et la castration paternelle. Il faut qu’il fasse comprendre ce changement à ses chanteurs.

Sur le plateau, on reconnaît immédiatement sa griffe. Des boîtes rangées latéralement qui saisissent la scène comme un étau. Les cages en verre, qui sont transformées en prisons grillagées. Mais pas de robinet, ni de faïence. Les jeux temporels sont discrets : le défunt Charles Quint passe dire bonjour, mais les correspondances habituelles entre les lieux et les époques qui font de ses plateaux des feuilletés de situations qu'on peut envisager d'un bloc ou de manière morcelée, sont mesurées. Elles interviennent notamment pour faire comprendre que le premier acte est un flash-back, que la rencontre entre Elisabeth et Don Carlos est dès l'entame un mauvais souvenir – comme dès sa création en 1867 ce premier acte était coupé et en partie oublié. Nous entrons de plain pied au royaume de la perte, ressentie par tous les protagonistes qui vont se succéder et chacun leur tour happer l'intrigue pour présenter leur dilemme. L'histoire ici de scène en scène n'aboutit pas à un dénouement tragique, mais est composée d'une succession de cellules par nature tragiques qui s'accumulent jusqu'à épuisement. Eboli, la Carmen bi escrimeuse, domine mais ne possède pas et dans cette version couche aussi avec Philippe ce qui scelle sa perte ; Rodrigue meurt d’amitié ; Don Carlos perd femme et père ; Philippe perd femme et fils ; Elisabeth perd amant et mari... Seul l'Inquisiteur triomphe. Chez Warlikowski il a les yeux rouges, gorgés de sang.

5. Une œuvre qui prend au trip

Et puis il y a la donnée hallucinatoire. Comme le magicien en ouverture du Château de Barbe-Bleue (repris au printemps prochain à Garnier) qui endort la salle sur fond d'infrabasse, Warlikowski propose un Don Carlos psychotrope pris de fièvre. Dès son ouverture, il nous coince une hallucination sur la rétine : le visage géant projeté sur le mur qui relève la tête, c'est le Norman Bates de Psychose ! Ah non, c'est Don Carlos, même si les deux personnages, Bates et Don Carlos, ont de sérieux problèmes incestueux avec leur «mère». Et que ce lien de sang et d'inceste, par-delà la thématique du pouvoir, est la trame cachée de l'œuvre, qu'on ne peut atteindre que de façon détournée, l'esprit enhardi par les drogues. Il y a Posa, qui se demande plusieurs fois s'il n'est pas dans un rêve, parfois nous aussi. Il y a ce chœur monumental assis sur des gradins qui avancent dans le noir, et dont les personnages éclairés forment un sourire géant qui surgit du fond des ténèbres. Il y a ce crépitement pulsatile de la neige vidéo sur la scène. Il y a ces lumières disséminées qui forment des vitraux et qui s'achèvent sur un gros plan de Saturne dévorant ses enfants. «Que tal ?» comme dirait l'autre. Réponse : pas mal, écrasé, fasciné par cette mise en scène lente et malade, qui se déploie devant nous comme une bête triste aux tentacules phosphorescents. Ce Don Carlos est magnétique. Il opère.

Entre ces moments hypnotisants, le metteur en scène fait un pas en arrière et laisse respirer ses temps faibles. Il y a des faux rythmes, de longues accalmies, mais dans toute œuvre qui n’est pas resserrée, comme ce Don Carlos, les flottements font partie de la course. Warlikowski, ici, la joue même profil bas : nulle matière à provocation, nulle nudité épicée à laquelle se rattacher. Certaines fois, il n’y a même que deux chanteurs assis sur des prie-Dieu. Malgré son barnum psyché, la mise en scène vise l’épure. Verdi avait rajouté des bassons pour montrer la noirceur. Warlikowski force sur l'acide et n'élude pas les descentes léthargiques. Et après quatre heures quarante-cinq de ce traitement, quand il a fait un pas en avant pour se présenter au public dans la foulée des chanteurs ovationnés, plus de la moitié de la salle l'a hué. Sauvagement. Pire même que pour Iphigénie en Tauride il y a dix ans, un jalon du ressentiment public. Ce type inspire une haine de spectateur, un rejet violent, dont on cherche encore ici le fondement tant il n’y a aucune raison rationnelle, explicable, de se livrer ainsi au hurlement primaire débraguetté - sauf à considérer que l’Opéra de Paris est un refuge pour psychotiques fortunés qui troquent les séances fatigantes de culture physique contre la facilité de l'invective publique. On n'ose penser à une forme de racisme. Mais Warlikowski, comme à son habitude, est resté devant la foule vociférante, c'est là son courage. Et s'est représenté quelques minutes plus tard, lors des seconds saluts, pour le même résultat, c'est là peut-être son vice.






 
 
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