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Concert Classic |
François Lesueur |
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Verdi: Don Carlos, Paris, 10. Oktober 2017
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Don Carlos selon Krzysztof Warlikowski à l’Opéra Bastille – Le prince au
cœur sombre
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Warlikowski accueilli le soir de la
première par un bronca retentissante n'a rien de surprenant, le public de la
Bastille étant coutumier du fait, mais que ce dernier récidive avec une
haine tenace à la seconde est inhabituel. Pourquoi tant d'aigreur et de
ressentiment à l'égard du metteur en scène polonais, littéralement conspué
par une salle entière qui venait de saluer à tout rompre chaque interprète ?
Faut-il voir dans ce rejet sans appel, la réponse d'un public qui attendait
trop de ce spectacle annoncé comme un événement et qui se devait d'être
extraordinaire ? Sans doute, mais ce n'est pas parce que le chef-d’œuvre de
Verdi n'a pas inspiré à Warlikowski une vision sulfureuse, transgressive et
scandaleuse comme il a pu en proposer par le passé, que son travail est
indigne.
Que celui-ci se soit davantage intéressé à la psychologie
des personnages plutôt qu'à ce qui les constitue, les broie et les exclut,
tout ensemble, pouvoir, politique et religion, n'est pas surprenant. La
fresque tragique de Schiller transposée dans l'Espagne rigide des années
quarante où règnent encore et toujours quelques symboles forts, est ici
froide et dépouillée. Les grands de ce monde évoluant malgré leur statut
dans d'immenses salons vides aux allures de musée ; ce sont d'ailleurs des
visiteurs qui s'agglutinent dans le Cloître du Couvent de Saint Just au 1er
acte (vestige de la grandeur passée), lieu immersif par excellence. Ceux qui
attendaient de Warlikowski et de son équipe de fastueux décors censés
traduire le Siècle d'or, en ont été pour leurs frais. L'intrigue est vécue
comme un flashback par l'Infant qui a perdu l'amour, le pouvoir, son père,
son fidèle ami, raté sa vie et même son suicide, Carlos apparaissant en gros
plan incapable de se tirer une balle dans la tête et sur scène les bras
bandés, signe qu'il a tenté de s'ouvrir les veines. Pour mieux mettre en
avant l'isolement, la solitude dans laquelle vivent ces êtres, l'espace se
réduit à mesure que le drame se déroule, à quelques cellules (la prison de
Carlos, la salle de projection de Philippe II), seul le couronnement du Roi
suivi de l'autodafé avec l'arrivée d'un amphithéâtre plein à craquer
d'invités, de religieux et de députés flamands, venant rappeler la grandeur
de la monarchie espagnole et de ses fastes.
Comme dans tous les
spectacles de Warlikowski on retrouve la patte de sa scénographe, Małgorzata
Szczęśniak, ses décors dans le décor, ses boîtes coulissantes (belle idée
que celle de la salle d'escrime où Eboli règne sur un curieux gynécée) qui,
de L'affaire Makropoulos à Un tramway en passant par Parsifal, sont sa
marque de fabrique, comme les projections vidéo en noir et blanc (signées
Denis Guéguin) qui évoquent Eisenstein ou Buñuel - comment ne pas penser à
Viridiana quand on voit Elisabeth fixer la caméra en gros plan. A cela
s'ajoute une direction d'acteur cinématographique, en apparence très simple,
mais qui laisse deviner le travail effectué avec l'équipe pour parvenir à
une telle simplicité, un tel naturel, toute trace de jeu ayant justement été
gommée. Une très grande réussite qui permet d'instaurer un climat de tension
permanent, mais aussi d'électricité entre les protagonistes, le point
culminant ayant lieu lors de l'ultime entrevue entre Elisabeth et Don
Carlos, au Cloître, chantée sur un fil de voix et où se lit la plus
déchirante des tristesses (« Au revoir dans un monde où la vie est meilleure
»)...
C'est, n'en déplaise à une grande partie du public, ce qu'avait
cherché à révéler Luc Bondy il y a vingt ans, quand il s'était attaqué à cet
original en français au Châtelet, un projet initié à l'époque par Stéphane
Lissner : une cour d'Espagne glaçante, où les personnages se perdaient après
avoir tenté vainement de rapprocher leur solitude, même si les décors de
Gilles Aillaud et les costumes de Moidele Bickel n'étaient pas modernes.
Porté par une admirable distribution, supérieure à celle du Châtelet, ce
Don Carlos en français, remporte en revanche tous les suffrages d'un point
de vue musical. Dans une forme vocale superlative, Jonas Kaufmann réussi
l'exploit d'être aussi sensationnel dans la version italienne (notamment
celle donnée à Salzbourg éditée chez Sony 2013), que dans l'original
parisien de 1867. Looser magnifique, maudit par son père, trahi par son ami,
tout lui est refusé : l'amour, l'amitié, la réussite, le pouvoir. Incapable
de mettre fin à ses jours, il accumule les déboires et traîne sa douleur
comme une âme en peine. Avec une voix vigoureusement projetée, une diction
exemplaire, de fascinants clairs obscurs selon ses états d'âme, des phrasés
de haute école et un aigu rayonnant, le ténor compose un Infant marqué par
le destin, touchant dans sa quête personnelle et publique, d'une profondeur
et d'une humanité exceptionnelles. Désespérée comme lui, errante mais pas
larmoyante, l'Elisabeth de Sonya Yoncheva est étonnante, une étrangère dans
une cour hostile où elle ne tient en vie qu'en s'en extrayant, toute à la
pensée de Don Carlos, de la France ou de Dieu. La voix large et pulpeuse de
la Bulgare plus parfaite dans « O ma chère compagne » que dans « Toi qui sus
le néant des splendeurs de ce monde », colle au personnage, la comédienne
n'ayant aucun mal à adopter le style warlikowskien.
Elina Garanča que
l'on a connu froide et distante, continue après la Carmen de Bieito de
briser la glace avec cette Eboli vive et provocante, qui lui permet
d'exprimer une large palette d'émotions. Autoritaire et saphique parmi les
escrimeuses, elle impressionne dans une « Chanson du voile » crânement
exécutée, avant de jouer la carte de l'hyper sophistication et du glamour
dans le « Trio des masques » mené avec hardiesse et d'être enfin chassée du
royaume pour trahison, à l'issue d'un splendide « O don fatal et détesté ».
Pièce maîtresse de cet échiquier politico-familial, le Rodrigue de
Ludovic Tézier atteint des somment d'élégance et de style, similaires à ceux
obtenus dans la version italienne (il était présent à Salzbourg mis en scène
par Peter Stein). Dans un répertoire où il règne désormais sans partage, le
baryton traduit toute la complexité d'un personnage qu'il chante d'une voix
resplendissante, sans la moindre difficulté et joue avec conviction : le
fait d'être passé dans les mains de Marin Kusej pour la Forza del destino
donnée à Munich avec Jonas Kaufmann (Sony 2013) n'est sans doute pas
étranger à cette évolution. Plus jeune et plus séduisant que nombre de
confères dans ce rôle de monarque torturé, Ildar Abdrazakov s'impose comme
l'on s'y attendait par sa carrure vocale et son interprétation recherchée,
magnifique face au Grand Inquisiteur, tenu ici de façon magistrale par la
basse Dmitry Belosselskiy. Julien Dran (Comte de Lerme), Eve-Maud Hubeaux
(Thibault), Krzystof Baczyk (un Moine) et l'ensemble des députés flamands
complétant brillamment cette magnifique distribution.
Moins embrasée,
moins portée par le souffle verdien qu’avec Antonio Pappano au Châtelet en
1996 à la tête de l’Orchestre de Paris (1), la partition n'inspire par le
même élan et la même exaltation à Philippe Jordan, qui insiste sur le côté
sombre et désespéré du drame. La sobriété de son style, la force propulsive
de sa baguette, l'attention portée sur les timbres et leur transparence
(l’entrée du violoncelle solo qui précède le monologue de Philippe II est
somptueuse) sont d’indéniables atouts. Mais l’immense fresque verdienne
aurait mérité plus d'éclat et de fougue sur la durée, les scènes intimes
n'appelant en revanche aucune réserve.
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