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Forum Opera, 27.3.2017 |
Par Christophe Rizoud |
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Giordano: Andrea Chenier, konzertant, Théâtre des Champs-Elysées, Paris, 26. März 2017
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Jonas Kaufmann face à lui-même
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Andrea Chénier occuperait-il encore
l’affiche s’il n’offrait à tout ténor valeureux un rôle digne de sa valeur ?
En France, les spécialistes souvent suspicieux dès qu’il s’agit de vérisme
eurent tôt fait de classer l’ouvrage le plus connu d’Umberto Giordano parmi
les titres les moins recommandables du répertoire. « Extrême pauvreté
musicale », « effets théâtraux et vocaux faciles », « vulgarité »… On ne
compte plus les commentaires désobligeants à l’égard d’une œuvre qui
attendit par voie de conséquence cent-treize ans pour faire son entrée à
l’Opéra de Paris (2009 dans une mise en scène de Giancarlo del Monaco avec
Marcelo Alvarez dans le rôle-titre). D’autres, pour sa défense, ont argué de
la qualité vocale de l’écriture et vanté sa concision dramatique ainsi que
la délicatesse du coloris orchestral.
A ce plaidoyer, comment ne pas
ajouter le lyrisme irrépressible de la mélodie. Que celui qui n’a jamais été
emporté par l’élan généreux, au deuxième acte, de « bramo la vita e non temo
la morte » nous jette la première pierre. Comment résister quand on est un
ténor au sommet de sa gloire, à l’appel ardent d’une partition qui ne compte
pas moins de quatre airs et deux duos enfiévrés ? Le poète révolutionnaire
ne se satisfait pas de donner son nom à l’opéra. Dès le tumultueux
Improvviso considéré à juste titre comme un des flambeaux du répertoire
italien, il l’accapare. Quel autre de ses congénères dispose d’autant de
morceaux de bravoure ? Seuls Riccardo dans Un ballo in maschera et Otello
peuvent rivaliser. Il n’est pas interdit d’ailleurs de voir dans Andrea le
jalon incontournable d’un parcours glorieux dont l’aboutissement serait le
Maure verdien.
Est-ce ainsi que l’envisageait Jonas Kaufmann
lorsqu’en janvier 2015 à Londres, il ajouta le rôle à son palmarès, après en
avoir enregistré en 2010 de larges extraits dans l’album Verismo ? Cette
saison, alors qu’Otello se profile (en juin), le chanteur bavarois coiffe de
nouveau à Munich la cocarde tricolore dans la mise en scène controversée de
Philipp Stölzl. Une version de concert au Théâtre des Champs-Elysées déporte
l’événement de ce côté du Rhin le temps d’une soirée prise d’assaut par un
public chauffé à blanc avant même le lever de rideau.
Ce long
préambule pour aider à comprendre le poids qui pèse sur les épaules de Jonas
Kaufmann avant même que la représentation ne commence et expliquer pourquoi
le ténor ne répond que partiellement aux trop lourdes attentes que suscite
son nom. À ce stade de sa carrière, adulé, célébré partout dans le monde, le
chanteur doit désormais se confronter à lui-même : continuer non seulement
d'être le meilleur mais égaler voire surpasser ce qu'il a été. La captation
londonienne a figé l'image d'un Andrea Chénier que l'on ne retrouve pas tout
à fait ce soir au Théâtre des Champs-Elysées. Fatigue ? Convalescence, après
un long silence forcé en fin d’année dernière ? Peu importe car si
l'interprétation de Jonas Kaufmann n'atteint pas le niveau d'excellence
attendue, si les notes de passage paraissent fragiles et certains effets
inaboutis, son Andrea Chénier reste mémorable. De tous les héros du
répertoire italien, il est sans doute avec Don Carlo celui qui correspond le
mieux à sa vocalité sombre : ombrageux, éperdument romantique à la manière
d'un Werther transalpin, irrémédiablement condamné dès son entrée en scène,
avant même qu'un Improvviso farouche déverse son flot fuligineux. Lui dont
les sons pianos appartiennent à la légende se montre ce soir plus
convaincant dans les passages héroïques, dans des si naturels qu'il projette
à pleins poumons le temps d’un duo final extasié.
Là enfin le ténor
rejoint sa partenaire sur les plus hautes cimes, celles d'une « Mamma morta
» envisagée comme une lente ascension de l'ombre vers la lumière. Faut-il en
admirer d’abord le contrôle du souffle, la splendeur du phrasé ou la science
des couleurs ? Depuis le film Philadelphia, l’air fait figure de tube mais
Anja Harteros est trop grande tragédienne pour réduire le personnage de
Maddalena à cette seule page. Du début à la fin de l'œuvre, du marivaudage
au sacrifice amoureux, la soprano par un chant constamment habité réussit
l'exploit de donner une consistance et – mieux – une cohérence à un rôle aux
contours psychologiques incertains.
Cette même recherche de vérité
dramatique caractérise l'approche de Luca Salsi dont le « Nemico della
patria », loin de la tentation du décibel, laisse entrevoir les
tressaillements de l'âme. D'un geste, le baryton se défait de son nœud
papillon pour gagner encore en liberté expressive et délivrer une
interprétation justement ovationnée de son monologue. Mais là encore, Gérard
ne saurait se résumer à son aria la plus fameuse, fut-elle éblouissante de
santé vocale. Ce qui aujourd’hui place le baryton italien parmi les premiers
de sa catégorie demeure sa capacité à investir émotionnellement ses rôles,
par-delà l'excellence de la technique et l’éclat noir de la voix.
Sur
scène, gestes et mouvements apparentent la soirée à une mise en espace bien
plus qu'à une version de concert. Ce n'est pas là seulement un effet des
représentations munichoises. Les personnages secondaires, brillamment
croqués par Giordano en quelques mesures, sont tous investis avec
suffisamment de relief pour exister. Ainsi, Doris Soffel, Comtesse de Coigny
ô combien authentique ; ainsi Elena Zilio, poignante Madelon ou encore Kevin
Conners, ténor de caractère suintant de vilénie en espion à la solde du
pouvoir révolutionnaire.
Avec les chœurs et l’orchestre du Bayerische
Staatsoper, Omer Meir Wellber dispose du meilleur des outils pour traduire
les multiples climats d'une œuvre mouchetée de motifs sonores, moins vériste
finalement qu'impressionniste. Ne pas se fier à sa gestuelle dansante et à
l’ondulation du bassin imitée du hula hoop. Sa direction, subtile ou
bruyante selon la situation mais toujours attentive à l’équilibre des
volumes, pourrait faire changer d'avis ceux qui continuent de porter un
regard trop sévère sur le chef d'œuvre de Giordano.
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