Altamusica
Yannick MILLON
 
Beethoven: Fidelio, Salzburger Festspiele, 19. August 2015
 
Le salon de l’inconscient
Absent de Salzbourg en version scénique depuis dix-sept ans, Fidelio fait son grand retour au festival d’été dans une mise en scène écrasante et radicale de Claus Guth plongée dans les méandres de la psychanalyse, et fait triompher une excellente équipe musicale, autour d’un Orchestre philharmonique de Vienne absolument miraculeux.

Très attendu pour le retour à Salzbourg de Fidelio, vu pour la dernière fois à l’été 1998, Claus Guth, à qui l’on doit certaines de nos plus fortes émotions scéniques, tant dans la trilogie Mozart-Da Ponte in loco que dans ses Wagner, propose un concept radical dans l’unique opéra beethovénien, vu comme une plongée dans le « salon de l’inconscient » cher à Freud.

Le lever de rideau laisse augurer le meilleur : décor écrasant, angle d’un salon borgne, à une échelle démesurée, où descend le monolithe de 2001 Odyssée de l’espace, soit la promesse d’une vraie complexité pour les personnages plutôt archétypaux d’un faible livret à trois auteurs.

Le poids reposant sur les épaules de Fidelio, contraint à refouler constamment la femme en lui, est ainsi perceptible d’emblée. D’où un double du personnage, la vraie Leonore, mutique, s’exprimant dans la langue des signes, donnant une ampleur wagnérienne à une dramaturgie initiale ne tenant en rien de l’œuvre d’art totale de l’avenir.

Si l’on ne peut que suivre le metteur en scène dans sa volonté de libérer l’opéra des aspects les plus terre à terre de son livret pour accéder d’emblée à l’universel, et même si l’on sait que Beethoven ne les tenait pas en haute estime, fallait-il pour autant supprimer purement et simplement les dialogues, isolant chaque numéro musical, et surtout les remplacer par des bruitages anxiogènes donnant vite l’impression de meubler péniblement les interstices ?

Au II, hormis le plancher incliné disant la situation glissante pour Leonore, un Florestan psychotique, qui tombera raide mort sur le dernier accord, un Pizarro-Matrix lui aussi flanqué d’un clone, un Rocco revenant à son amour pour les billets de banque après un bref abandon à l’utopie rendent plus anecdotique le propos de Claus Guth.

Au moment où le couple est censé célébrer son bonheur, le double de Leonore se confronte en signes hystériques au chœur fêtant les sinistres retrouvailles depuis la coulisse. Malgré une savante dramaturgie de jeux d’ombres, on ne peut s’empêcher de penser que la production assomme par trop la simplicité de l’intrigue, étalant ses faiblesses au grand jour plutôt que de les sublimer.

Heureusement, la musique est à la fête, à un niveau inespéré. L’émission électrisante d’Adrianne Pieczonka est exactement celle de Leonore, énergie folle, soprano dramatique en devenir, timbre franc, incendiaire, d’excellente Senta, vibrato ardent compensant la tenue parfois moyenne des aigus, qui contrastent idéalement avec le Florestan noir et déchiré de Jonas Kaufmann, timbre obscurci par les geôles du tyran, ampleur souveraine, aigu sombre et éclatant à la fois, gestion du souffle et tension des mots sans équivalent.

Pilier de l’Opéra de Vienne, fascinant de métal et de projection, le Pizarro de Tomas Konieczny, qui mord ses aigus avec une présence maléfique, a l’impact d’un Klingsor, d’un Alberich, en négatif du Fernando terriblement officiel de Sebastian Holecek, tentant de faire croire à une absolution que la mise en scène refusera.

Impayable de tranquille autorité façon Matti Salminen, le Rocco de Hans-Peter König, bon père protecteur, rond et sonore à la fois, trahit juste une fréquentation trop assidue du répertoire wagnérien par une difficulté constante à garder la mesure dans les formules vocales plus serrées de Beethoven.

Mais si la musique fonctionne à plein régime, c’est surtout que le son puissant et trapu qui émerge de la fosse est fruit de la présence irradiante du Philharmonique de Vienne conduit par un Franz Welser-Möst assumant parfaitement une assise orchestrale de tradition, qui vaudra aux instrumentistes la plus belle ovation aux saluts.

Expédiant le chœur des prisonniers, les voix masculines ayant à peine le temps de dire le texte, le chef autrichien, volontariste, se perd souvent en moulinets, sans parvenir à faire chavirer des Wiener Philharmoniker en état de grâce, cordes félines et profondes, vents d’une poésie infinie – les cors de Leonore ; la flûte et le hautbois dans O Gott, welch’ ein Augenblick –, timbalier très présent, compensant la tenue moyenne de la pulsation.

Et même si cette pratique datant de Mahler est hautement contestable d’un point de vue dramatique, et que Claus Guth l’assume rideau baissé, l’insertion d’une ouverture Leonore III grisante d’élan, de virtuosité, où les instrumentistes se surpassent, recueille à juste titre un tonnerre d’applaudissements. Décidément, les Wiener n’ont pas leurs pareils pour transfigurer une représentation lyrique.






 
 
  www.jkaufmann.info back top