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Le Temps, 17 août 2015 |
Julian Sykes |
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Beethoven: Fidelio, Salzburger Festspiele, 4. August 2015
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«Fidelio» sauvé par les voix et un orchestre somptueux
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Le metteur en scène Claus Guth plaque un concept sur l’opéra de
Beethoven. Le chef autrichien Franz Welser-Möst, la soprano Adrianne
Pieczonka et le ténor Jonas Kaufmann vont vibrer la musique intensément
Une mise en scène trop conceptuelle; le chef Franz Welser-Möst,
l’Orchestre philharmonique de Vienne et des voix solistes ovationnés. A
l’entracte, déjà, la clientèle très huppée de Salzbourg maugréait contre le
metteur en scène Claus Guth, tout en attendant frénétiquement l’apparition
de Jonas Kaufmann, au deuxième acte de Fidelio de Beethoven. Certains
faisaient des allées et venues dans l’avenue qui longe le Grosses
Festspielhaus, tandis que d’autres (beaucoup de têtes grisonnantes, quand
même) dévalisaient les réserves de vin mousseux et champagne au foyer, à
l’intérieur .
Pas facile de mettre en scène Fidelio. Cet opéra qui a
coûté tant d’efforts à Beethoven (avec des remaniements incessants) raconte
le sauvetage du prisonnier politique Florestan par son épouse Leonore.
Celle-ci va se travestir en homme (Fidelio) pour s’introduire incognito dans
une prison d’Etat en Espagne où son époux est retenu captif. La justice et
l’amour conjugal vont triompher de la tyrannie (incarnée par le «méchant»
Pizarro) dans un happy end qui culmine avec les voix solistes, les chœurs et
l’orchestre au grand complet.
On a parfois reproché à Beethoven son
rêve de liberté et de fraternité. Trop simple, trop naïf. Mais voilà que
Claus Guth s’enlise lui aussi dans une utopie: il bâtit un espace abstrait
et intemporel qui contredit les forces élémentaires dans la musique de
Beethoven. Le metteur en scène a purement et simplement écarté les dialogues
parlés, qu’il juge «banals». Partant du principe que le public de Salzbourg
connaît l’histoire, il intercale entre les airs des séquences de sons de
synthèse, avec des bruits sourds, des respirations, des grondements, comme
une bande-son d’un film de science-fiction. Il crée un modèle théâtral qui
verse dans l’artifice alors que celui-ci illumine par ailleurs le
cheminement intérieur des personnages et leurs contradictions.
Imaginez un espace nu cerné de hautes parois blanches dans une demeure
bourgeoise. Un monolithe (ou cube) noir hante le milieu de cet espace.
Leonore et les autres protagonistes se heurtent à ce monolithe qui semble
les renvoyer à eux-mêmes (à chacun sa prison intérieure, semblent dire Claus
Guth et son scénographe Christian Schmidt). Mais le plus intéressant est
ailleurs.
Claus Guth utilise un système d’éclairages latéraux (conçus
par Olaf Freese) qui projette les ombres des protagonistes sur les parois.
Ces ombres se mêlent entre elles, forment des constellations et créent de
fascinants rapports de force, par exemple lorsque l’ombre de Marceline se
retrouve accolée à celle de Fidelio. Le pauvre Jacquino n’a aucune chance de
conquérir Marceline, littéralement vampirisée par Fidelio. La direction
d’acteurs est millimétrée pour parvenir à ces effets.
Et puis il y a
des «Ombres» humaines. Fidelio fait face à une figurante pourvue des mêmes
habits qu’elle – mais avec une coiffure féminine – qui s’exprime en langage
des signes. Autrement dit, Fidelio dialogue avec sa psyché. Jusqu’à la
minute finale, cette figurante intervient, s’agitant dans une pantomime
aussi agaçante que ridicule. Don Pizarro est flanqué lui aussi d’un alter
ego – lunettes noires et visage fermé – qui ressemble étrangement à l’agent
Smith dans Matrix. Hélas, ces «Ombres» phagocytent le plateau, alors que le
drame de l’enfermement de Florestan est autrement plus tragique.
Pieds nus, Jonas Kaufmann mime ce prisonnier qui a perdu tout repère. On le
voit pris de sursauts et de convulsions, et reculer lorsque Fidelio lui
offre à boire et à manger. Les retrouvailles avec sa femme – laquelle révèle
enfin son identité – n’ont pas l’empressement attendu. Florestan accepte de
se laisser toucher mais se replie en lui-même, comme s’il était «enfermé»
dans son monde. Jonas Kaufmann a beau se démener pour rendre crédible le
prisonnier, on n’y croit pas vraiment.
On préfère se raccrocher à sa
voix, d’une expressivité à faire fondre les pierres dans le grand air qui
ouvre le deuxième acte. Le ténor allemand – qui chante le rôle depuis plus
de dix ans – a non seulement cette voix sombre et cuivrée qui se pare d’un
éclat lumineux dans l’aigu, mais il y apporte une vulnérabilité
exceptionnelle (le premier mot, «Gott!», est attaqué pianissimo pour enfler
progressivement vers un fortissimo). La soprano canadienne Adrianne
Pieczonka est elle aussi superbe d’engagement. Elle darde ses aigus avec
fierté – quoiqu’un peu stridents parfois – et prend possession du plateau
avec une force de conviction rare. Hans-Peter König (Rocco) est cette
splendide basse profonde qui mêle autorité et velours. Le ténor Norbert
Ernst campe un Jacquino plus mûr que juvénile, face à la belle voix pulpeuse
d’Olga Bezsmertna en Marceline. Le baryton-basse Tomasz Konieczny a
l’envergure de Pizarro, contrairement à Detlef Roth (à court de graves) dans
le récent Fidelio au Grand Théâtre de Genève.
L’un des plus beaux
moments est le début du «Quatuor» au premier acte. Il faut avoir entendu ces
cordes graves plantureuses de l’Orchestre philharmonique de Vienne! Le chef
Franz Welser-Möst bâtit une interprétation puissante qui culmine dans
l’«Ouverture Leonore 3» jouée au cours du deuxième acte. Tout est là: la
fièvre dramatique, les accents. Même si l’orchestre sonne un peu fort par
moments, ce parcours qui va des ténèbres aux lumières dans l’opéra de
Beethoven, comme un gigantesque crescendo, atteint son paroxysme dans le
tableau final. Claus Guth a beau avoir choisi de mettre les chœurs dans les
coulisses (et non sur la scène), on éprouve une communion telle que l’avait
souhaitée Beethoven.
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