la Croix, 22 janvier 2015
Emmanuelle Giuliani
 
Giordano: Andrea Chenier, London, Royal Opera House, 20. Januar 2015
 
André Chénier à Covent Garden, un poète français sur la scène londonienne
Commençons par une considération d’ordre pratique. Le retard de l’Eurostar entre Paris et Londres – une heure trente – après les incidents du week-end dernier dans le tunnel sous la Manche, a permis d’évaluer le temps nécessaire entre la gare de St Pancras et le Royal Opera House de Covent Garden. A condition de marcher d’un bon pas, 25 minutes (assez angoissées) suffisent, en dépit de la foule qui se presse sur la Piccadilly Line du « tube ».

Vision solide et traditionnelle

Une fois assise dans les « stalls circle » à l’arrière du parterre, il était temps de reprendre mon souffle et mes esprits. Antonio Pappano, sans nul doute averti des avaries du rail, pouvait alors faire son entrée et lancer le vigoureux accord par lequel commence André Chénier d’Umberto Giordano.
Apparaît alors un bel et opulent décor d’un traditionalisme confortable. Lustres, boiseries, profusion de dorures et meubles joliment chantournés : David McVicar a signé une production « d’époque » située aux temps révolutionnaires en dépit de quelques très légers anachronismes comme, à l’acte I, cette chorégraphie avec ballerine sur pointes et figures au sol. Mais, jusqu’à la fin de la représentation, les personnages de ce drame politique et sentimental évolueront en une explicite reconstitution du Paris des années 1790, avec slogans – « La Patrie en danger » – et drapeau tricolore taché de sang en guise de rideau de scène.

La direction d’acteurs est à l’avenant, classique et lisible, ménageant les chanteurs au moment de leurs morceaux de bravoure respectifs – la partition les « enfile » un peu comme des perles… – et guidant les masses chorales avec un indéniable métier, à défaut de beaucoup d’imagination. Les costumes fin XVIIIe sont gracieux, ce qui permet notamment aux fans de Jonas Kaufmann de l’admirer dans des atours plus seyants que le treillis maronnasse dont il était affublé dans La Force du destin de Verdi à Munich ou le jean sans surprise de Manon Lescaut (Puccini), la saison dernière sur le plateau de ce même Royal Opera House.

Cette lecture plutôt conventionnelle ne trahit jamais l’action jusqu’à en souligner les faiblesses et ficelles dramatiques. Tout comme le schématisme des psychologies, le seul caractère vraiment pénétrant n’étant pas le poète Chénier, réformiste convaincu bientôt pourchassé par le Tribunal révolutionnaire, mais plutôt Charles Gérard, l’ancien valet qui renonce, par amour et grandeur d’âme, à user de son nouveau pouvoir de représentant du Peuple souverain.

Une direction musicale maîtrisée

Dans la fosse, Antonio Pappano nous a semblé beaucoup plus nuancé et raffiné que lors de cette récente Manon Lescaut, faisant fleurir des sonorités orchestrales subtiles et contrastées, de pénétrants solos de violoncelle ou de hautbois, l’un des atouts indéniables de l’ouvrage. Les superbes interventions chorales sont, elles aussi, conduites avec brio mais les voix (féminines notamment) pêchent par excès d’aigreur et de vibratos désordonnés, plus « mustard » piquante que « sweet marmalade »…

Dommage également qu’un théâtre de l’envergure et de la réputation de Covent Garden distribue aussi médiocrement les seconds rôles. Ils sont pourtant essentiels à la réussite et à la cohérence d’un spectacle, d’autant que Giordano les mobilise dans de nombreux ensembles insufflant vie et vibration à son André Chénier. A l’exception de Roland Wood, solide et généreux Roucher, aucun ne convainc vraiment et maints blessent l’oreille, à l’image de Denyce Graves, Bersi au physique aventageux mais au timbre d’impitoyable crécelle ! Ne faudrait-il pas non plus choisir une chanteuse aux harmoniques émouvantes et à l’intonation sans failles pour incarner la vieille Madelon, mère courage poignante sacrifiant son fils à la République ?

Victoire des voix masculines

Parmi les trois protagonistes de l’opéra, la soprano Eva-Maria Westbroek (Madeleine de Coigny) laisse perplexe. A-t-elle a usé et abusé de rôles trop lourds pour perdre ainsi le contrôle d’une voix certes toujours large, mais en mal de justesse et de rondeur. Comédienne engagée et musicienne en quête de subtilité, elle ne semble plus avoir, hélas, les moyens de ses intentions, poussant notamment des aigus stridents par trop approximatifs.

Le Gérard torturé de Zeljko Lucic, luttant avec sa conscience, ne rencontre pas le même écueil que sa « collègue » : ce baryton robuste, ancré dans son personnage, en révèle les doutes et les ombres, en traduit le cheminement intime, du désir de vengeance à l’abnégation. La richesse de la « pâte » vocale s’émousse légèrement dans l’aigu de la tessiture mais sans que le phrasé, d’un ardent lyrisme, ne soit altéré. Le public londonien y est sensible et lui réserve une ovation unanime.

Il la partage avec Jonas Kaufmann qui ajoute un poète martyre à la galerie des héros douloureux inscrits à son répertoire. Délaissant, à quelques fascinantes exceptions près, les brumeux pianissimi dont il aime signer ses interprétions, il donne de la voix, de bas en haut et de haut en bas, avec l’incomparable éloquence et la stupéfiante intelligence dramatique qui le caractérisent. Oserai-je avouer en vouloir un peu à Umberto Giordano -et à son librettiste Luigi Illica- d’avoir rendu bien convenus les sentiments, espoirs et états d’âme de l’auteur de La Jeune Captive ? Lui qui eut le tort -et l’imprudence- de composer une Ode à Charlotte Corday et, même, de prêter sa plume à Louis XVI implorant la Convention de lui laisser la vie sauve…






 
 
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