Le Temps, 22 janvier 2015
Julian Sykes
 
Giordano: Andrea Chenier, London, Royal Opera House, 20. Januar 2015
 
Chant d’amour éperdu sous la Terreur à Paris
Le Royal Opera House de Londres a réuni un trio de stars pour «Andrea Chénier». David McVicar situe l’action dans des décors historiques d’un luxe cossu

Unis dans l’amour, unis dans la mort. Condamnés à être guillotinés, le poète Andrea Chénier et l’aristocrate Maddalena di Coigny s’abandonnent à une ultime étreinte comme une échappée au paradis. Jonas Kaufmann et Eva-Maria Westbroek font briller leurs voix de tous leurs feux sur les accents passionnés de l’orchestre. C’était mardi soir, au Royal Opera House de Londres. Le ténor munichois et la soprano néerlandaise ont été ovationnés au terme d’une première très attendue.

Il y a trente ans que le Royal Opera House n’avait pas programmé Andrea Chénier. Créé en 1896 à la Scala de Milan, le mélodrame d’Umberto Giordano et du librettiste Luigi Illica – librement adapté de faits historiques sous la Révolution française – est le type même d’ouvrage vériste qui réclame des voix d’un calibre exceptionnel. La tentation serait de comparer le casting du Royal Opera House avec d’illustres devanciers (Callas, Del Monaco, Corelli, Tebaldi, Domingo, Cappuccilli…). Mais comme toujours, chaque époque a ses idoles. Et il est inutile de mesurer une figure comme Jonas Kaufmann à ses aînés parce que son style et la couleur de sa voix sont si uniques.

Ce mélange d’ardeur et de tendresse, ces phrasés liquides qui soudain se chargent d’électricité pour éclater dans des aigus vaillants, ces accents de compassion au milieu de la Terreur qu’évoque la fresque épique de Giordano, sont le reflet d’un art arrivé à sa maturité. Certes, le ténor aura le loisir de se libérer encore davantage (on le sent soucieux d’exactitude), mais la beauté du chant, sans parler d’une tenue historique qui lui sied merveilleusement bien, est un régal.

Eva-Maria Westbroek (conduite de la ligne un peu décousue, tensions dans le suraigu) met plus de temps à trouver ses marques, tandis que le baryton serbe Zeljko Lucic (Carlo Gérard) affiche d’emblée une grande sûreté, étoffant son personnage – un peu générique et monochrome tout d’abord – au fil de la soirée pour livrer un puissant «Nemico della patria?» au 3e acte.

Parce qu’Andrea Chénier est tellement lié à son époque, le metteur en scène écossais David McVicar évite sagement toute transposition. Il opte pour des décors historiques d’un luxe cossu. Le rideau de scène s’ouvre sur une demeure aux lustres opulents et aux fontaines sculptées à l’italienne.

C’est la résidence de la Comtesse di Coigny, «maison dorée» qu’exècre le chef des laquais, Carlo Gérard. La belle société s’y adonne à des distractions de bon goût. Parmi la galerie d’invités, le jeune poète Andrea Chénier attise la curiosité. Ce poète – qui sympathise avec les idéaux révolutionnaires sans toutefois y souscrire complètement – refuse d’abord de distraire la Comtesse (Rosalind Plowright, hautaine et pincée), ce que souligne l’attitude corporelle de Jonas Kaufmann à son égard. Puis il va céder aux appels de Maddalena di Coigny, laquelle étouffe dans ce décorum trop rangé.

Touché au vif, Andrea Chénier s’adonne alors à une improvisation sur le thème de l’amour, prétexte à l’un des plus beaux airs de l’opéra («Un dì all’azzurro spazio»). A ce stade, on comprend que les deux jeunes personnes sont faites l’une pour l’autre, tout en prenant la mesure du plaidoyer osé – presque politique – de Chénier en faveur des plus démunis et de l’amour de la patrie.

A l’arrière-cour tonnent les bruits de la Révolution. Une foule de paysans déboule en pleine réception, ce qui sème le froid (et l’effroi). Carlo Gérard prend alors fait et cause pour les pauvres gens, et donne son congé à la Comtesse en clamant: «Cette livrée me pèse et il est vil, pour moi, le pain dont ici j’apaise ma faim.» Or, l’homme est amoureux de Maddalena di Coigny, et il va tout faire – tandis que s’organise la révolution dans les rues de Paris – pour épier la jeune femme à distance dans l’espoir de la mettre dans son lit.

Dès lors, le triangle Chénier/Maddalena/Carlo Gérard est en marche. Mais le cœur de Maddalena palpite pour le jeune poète, qu’elle ira chercher elle-même au cœur de Paris. Carlo Gérard l’intercepte par le biais d’un espion, et, dans le désespoir d’avoir perdu les siens, Maddalena est prête à donner son corps à celui-ci. Elle veut sauver la vie d’Andrea Chénier, en danger parce que le poète a été qualifié de «contre-révolutionnaire».

Ce face-à-face est tendu, Eva-Maria Westbroek chantant son grand air «La mamma morta» sur des accents fébriles. La voix est opulente, un rien éparpillée dans la ligne, mais l’émotion est sincère. Dans un retournement de situation, Carlo Gérard s’interdit d’abuser de la jeune femme et prend la défense du poète lorsque celui-ci est conduit au tribunal, sous les cris hystériques de la foule.

L’orchestre dirigé par Antonio Pappano anime ces scènes avec panache. La poudre de la Révolution se fait sentir, et les accents tour à tour lyriques et emportés de la partition sont très bien traduits. A force d’énergie, l’orchestre couvre parfois les voix (dont celle de Zeljko Lucic).

Une citation de Robespierre inscrite sur le rideau de scène peint aux couleurs du drapeau français («Même Platon a banni les poètes de sa République») rythme la représentation. Le sort d’Andrea Chénier est bel et bien de mourir. Mais quand il meurt avec la voix de Jonas Kaufmann et celle d’Eva-Maria Wetsbroek soudées à l’unisson, on ne peut que vouloir monter au paradis avec eux.






 
 
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