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ClassiqueNews, 15.07.2015 |
par Benito Pelegrin |
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Bizét: Carmen, Chorégies d'Orange, 14. Juli 2015
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Compte rendu, opéra. Orange, Chorégies. Bizet : Carmen. Le 14 juillet 2015.
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Les Espagnols, nous ne détestons rien tant que l’interprétation hyper
coloriste de notre couleur locale, surtout de cette Andalousie que, par une
synecdoque abusive autrefois imposée par le franquisme, on a longtemps
donnée comme la partie pour le tout d’une Espagne plurielle et diverse.
Aussi applaudit-on à cette vision de Carmen, épurée d’espagnolisme de
façade, d’espagnolade pour caricaturales « fiestas » bachiques et
sanglantes, que nous offre la mise en scène de Louis Désiré, dont les
somptueux et sombres éclairages de Patrick Méeüs mettent, paradoxalement, en
lumière, la profonde noirceur hispanique, l’âme tragique au milieu de la
fête, la célébration de la vie au bord du précipice : allure et figure
jusqu’à la sépulture. Incarnée par l’Espagnole Carmen qui, si « elle chante
de la musique française », ce dont on donne acte à Louis Désiré dans sa
note, n’enchante pas moins par une musique qui emprunte à l’Espagne certains
de ses rythmes, comme la séguedille, le polo prélude à l’Acte IV inspiré du
Poeta calculista du fameux Manuel García, père andalou de la Malibran et de
Pauline Viardot García qui venait d’en éditer des œuvres et, surtout,
l’emblématique habanera, « L’amour est un oiseau rebelle », que Bizet
reprend du sensuel et humoristique El arreglito de son ami espagnol
Sebastián Iradier, auteur de La paloma, professeur de musique de
l’impératrice espagnole Eugénie de Montijo, qu’il a l’élégance de citer.
Mais l’art n’a pas de frontières, les génies prennent leur bien où ils le
trouvent et, d’après un texte très justement espagnol de Mérimée, la
française et hispanique Carmen de Bizet est universelle, figure mythique sur
laquelle nous nous sommes déjà penchés, et, personnellement, sur son
clair-obscur sexuel .
Carmen au Théâtre Antique : nocturne goyesque à
Orange Héros déracinés et ligotés, illusion de liberté
Je ne
reviendrai pas sur tout ce que j’ai pu écrire sur les personnages,
déracinés, ligotés par la société, condamnés à une errance, à la fuite : Don
José, nobliau navarrais, arraché à sa contrée par une affaire d’honneur et
de meurtre, réduit à être déclassé, soldat, dégradé, emprisonné puis
contrebandier contre sa volonté, aux antipodes nationaux de chez lui, dans
cette Andalousie où il reste fondamental étranger ; sa mère qui l’a suivi
dans un proche village, conscience du passé, du terroir, des valeurs
locales, et cette Micaëla, orpheline venue d’on ne sait où, escortant la
mère et suivant José ; ces contrebandiers, passant d’un pays (Gibraltar
anglais) à l’autre, sans oublier ces femmes, ces ouvrières, sans doute
fixées dans l’usine, par la nécessité esclavagiste du travail, mais
peut-être bientôt enracinées par un mariage donnant au mâle nomade la fixité
contrainte du foyer : la femme soumise ne peut que procréer des fillettes
dans le rang sinon des filles soumises, des fillettes déjà esclaves, avant
d’être l’objet de la convoitise brutale de la troupe des hommes, dont seule
Carmen, avec son art de l’esquive, se tire un moment. Les petits garçons
sont aussi formatés par l’ordre social, « comme de petits soldats », avant
d’être des grands, gardiens de l’ordre corseté et oppressif.
Don José
est d’entrée l’homme prisonnier, ligoté : de ses préjugés, de sa chasteté,
de son uniforme. Fils soumis à la Mère, dont la maternelle Micaëla apporte
le message, à la Mère église, à la Mère Patrie: homme enfant malgré les
apparences. Carmen, apparemment prisonnière et ligotée par lui, lui offrira
l’occasion de la liberté mais oiseau rebelle, papillon insaisissable, elle
sera finalement épinglée, fixée par le couteau d’une implacable loi.
RÉALISATION
Cartes sur table, sur scène : la donne du destin
Dans une obscurité augurale, sans doute du destin indéchiffrable, vague
lumière qui fait hésiter entre rêve et éveil, ou goyesque cauchemar plein de
formes inconnues qui envahissent la scène, une foule grouillante se précise,
femmes en peu seyantes robes orange ou marron (Louis Désiré), soldats en
uniformes noirs, et, au milieu, se détache la lumineuse blancheur de l’habit
de Carmen, un bouquet de roses sanglantes de rougeur à la main. L’ouverture
sonne, lancée par un enfant et s’anime déjà du drame : José, seul, cartes à
la main, Carmen s’avance vers lui comme la fatalité, déjà voile de deuil sur
la tête, lui jetant les fleurs sur le thème du destin. D’avance, tout est
dit, écrit. L’on comprend ces cartes géantes posées comme au hasard, comme
en équilibre instable, de guingois, contre la solidité du mur antique : la
vie comme un fragile château de cartes dont on sent le possible et
inéluctable écroulement sur les héros confrontés, pour l’heure vide de sens,
à l’envers, simples somptueux tapis de sol qui ne s’éclaireront qu’à l’heure
fatale décidée par un destin obscur qui échappe aux hommes et à Carmen même
qui le connaît : pique et carreau. Ces cartes se déclineront, mises en
abîme, en éventails et cartes en main, à jouer, de tous les personnages :
chacun a la main, mais aucun l’atout décisif : « Le destin est le maître »,
reconnaîtra Carmen. Tout converge intelligemment vers l’air fatidique des
cartes où la clarté impitoyable du destin s’éclaire tragiquement à leur
lecture.
Autre lumière dans cette ambiante obscurité, le magnifique
effet solaire des doublures dorées des soldats fêtant Escamillo ou, moins
réussi, trop clinquant, le défilé des « cuadrillas » en habits de lumière
éclairant heureusement le ridicule des faux héros de la virilité et du
courage que sont les toreros.
On admire d’autres trouvailles : les
lances des dragons plantées sur le sol à la fois herse, défense, agression
possible et prison pour Don José, habité déjà du rêve de la taverne de
Pastia, traversé par l’ombre, les ombres de Carmen robe d’une sobre élégance
espagnole, en mantille, devenant filet, rets d’un sortilège jeté sur le
pauvre brigadier, Carmen signifiant aussi, en espagnol, ‘charme’, ‘magie’.
La corde, également, circulera comme signe des liens de l’amour, du destin,
de l’impossible liberté sauf dans la mort, et même de l’évasion plaisante du
quintette qui a un rythme de galop digne d’Offenbach. Il y a aussi cette
magnifique idée, enchaînant la fin du III avec l’acte IV, la cape de matador
(‘tueur’, en espagnol) dont Escamillo couvre galamment Carmen, devenant sa
parure de mort prochaine. Enfin, la fleur se dissémine aussi dans le
parcours, offerte d’abord par Zúñiga à Carmen, par Carmen à Don José depuis
l’ouverture, avec son acmé, son sommet dans l’air de la fleur, puis par le
torero à la gitane, finalement traces de sang sur son corps sacrifié par
José sur la carte fatidique.
Le privilège des proches places de la
presse se retourne, hélas, contre la vision d’ensemble : effet de la
perspective, toute cette foule nourrie de choristes semble s’accumuler,
s’écraser sur l’avant-scène, occupant ou saturant l’espace étroit laissé par
les superbes cartes adossées contre le fond. Mais, vu à la télévision, le
dispositif, en plongée, prend son sens, a une indéniable beauté plastique et
picturale qui saisit et séduit. Les cartes révélées par la lumière font
rêver. Et, ce que la distance semblait diluer du jeu des chanteurs se
magnifie par des gros plans qui émeuvent par la beauté et le jeu intense et
nuancé des interprètes, dignes du cinéma. Cette production télé aura
bénéficié d’un exceptionnel réalisateur qui a capté l’essence de cette mise
en scène, Andy Sommer.
INTERPRÉTATION
Ce début avec tout ce
monde serré sur l’obscurité du plateau, forcément contraint dans ses
mouvements, ne pouvait donner au chef Mikko Franck l’occasion de faire
briller une ouverture en discordance avec la tonalité ombreuse du plateau.
Quelques malotrus, tous à jardin et groupés, donc dirigés, se permettront
des huées inconvenantes. Sortant d’une excessive tradition coloriste,
quelques tempi sont lents aux oreilles de certains, mais quelle mise en
valeur du crescendo, partant d’une lenteur inquiétante de l’abord de la
chanson gitane qui, de sa contention première, éclate en folle rage festive
sur les cris des trois danseuses ! Et le quintette mené à un train d’enfer !
Cette approche, impressionniste, impressionne par la mise en valeur des
timbres, des couleurs d’une délicatesse toute mozartienne de
l’instrumentation plus que de l’orchestration de Bizet. Le problème est,
peut-être, que la mise en scène symbolique avec ces cartes matérialisant le
destin, visant le mythe, demandait sans doute plus de simplification des
lignes que de rutilance des détails. Les chœurs, malgré des craintes sur
l’encombrement de la scène, tirent leur épingle du jeu et les enfants, très
engagés, se paient, bien sûr, un triomphe.
On nous a épargné, par des
chanteurs étrangers même à la parfaite diction, les passages parlés de cet
opéra-comique à l’origine, guère intéressants (qui comprend aujourd’hui
l’histoire de l’épinglette qui justifie le moqueur « épinglier de mon cœur
de Carmen à José ?). Les récitatifs de Guiraud sont concis et percutants («
Peste, vous avez la main leste ! »), ou sonnent comme des maximes : « Il est
permis d’attendre, il est doux d’espérer ». C’est bien vu et bien venu.
Comme toujours à Orange, le plateau est d’une homogénéité digne de
mention. En Remendado truand rapiécé selon son nom, on a plaisir à retrouver
Florian Laconi, faisant la paire, inverse en couleur de voix, lumière et
ombre, avec le tonitruant et truculent Dancaïre d’Olivier Grand, couple
symétrique et antithétique avec ces coquines de dames : la fraîcheur
lumineuse de la Frasquita d’Hélène Guilmette contrastant joliment avec la
chaleur du mezzo sombre de Marie Karall. Armando Noguera campe un fringant
Morales, perché sur sa belle voix de baryton comme un coq sur ses pattes
pour séduire Micaëla. Le Zuñiga de Jean Teitgen est tout séduction aussi par
un timbre sombre, profond, et une allure de « caballero » élégant et humain.
Humaine, si humaine, le miel de l’humanité est distillé, avec
l’inaltérable grâce qu’on lui connaît et que l’on goûte, par la Micaëla
tendre d’Inva Mula, maternelle et protectrice messagère de la Mère, mère en
puissance et, pour l’heure, amante blessée mais compatissante et courageuse.
La voix, moelleuse, apaisante, se déploie en lignes d’une aisance céleste
mais aux pieds sur la terre de la piété et pitié.
Dans le rôle à
l’ingrate tessiture d‘Escamillo, trop grave pour un baryton, trop aigu pour
une basse, nouveau venu à Orange, Kyle Ketelsen est foudroyant de présence
physique et vocale, amplitude, largeur, couleur et incarnation, il remporte
avec justice tous les suffrages.
Que dire de Jonas Kaufmann qu’on
n’ait déjà dit ? Il sait déchirer le tissu de sa superbe voix pour rendre
les déchirures rauques de ce héros passionné meurtri, un Don José d’abord
rêveur ou prostré par le passé sur sa chaise, interloqué par l’audace de la
femme, de cette femme, de cette Carmen qui fait son chemin en lui, jusqu’à
l’air à la fois intime et éclatant de la fleur. Il le commence en
demi-teinte, comme se chantant à lui-même, en tire des couleurs et nuances
d’une frémissante sensibilité et sensualité et en donne le si bémol final en
double pianissimo, comme il est écrit dans la partition, en voix de
poitrine, qui prend tout son sens : la voix du cœur. Il est bouleversant.
Face à lui, face à face, effrontée et affrontée, Kate Aldrich entre dans
la catégorie moderne des Carmen que Teresa Berganza rendit à la fidélité de
la partition et à la dignité féminine et gitane sans grossissement de
féminisme ou gitanisme outrancier. Elle est d’une beauté qu’on dirait du
diable si ce sourire éclatant ne lui donnait une humanité fraternelle et une
fraîcheur parfois angélique : sûre sans doute de sa séduction mais sans se
laisser abuser par elle, elle donne au personnage une distance avec la
personne qui dit, sans dire, sa profondeur et une sorte de détachement
désabusé du monde. La voix répond au physique, élégante, souple, satinée,
raffinée, n’escamotant pas les nuances, n’accusant aucun effet dans la
grandeur démesurée de l’espace qu’elle habite sans effort. Il faudrait des
pages pour détailler la finesse de son jeu heureusement capté par la
télévision : rieuse, railleuse, blagueuse (Carmen a des mots d’esprit des
plus plaisants), enfin, tragique. Élégante même dans ces gestes pour
chasser, comme mouches importunes, tous ces hommes bavant de désir, écartant
d’une main la fleur de l’officier dans la taverne, la photo dédicacée de
l’arrogant torero, passionnée avec José et plus grave, déjà, avec Escamillo.
Est-elle la figure mythique de l’héroïne ? Les mythes ne sont plus de ce
temps. Elle me semble plutôt une femme du nôtre, qui a conquis sa liberté et
qui en a accepté le prix : ce qu’allégorise sans doute la mort de Carmen au
nom de toutes les femmes autrefois sacrifiées sur l’autel de l’honneur des
hommes.
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