Le Temps, 10 juillet 2015
Sylvie Bonier
 
Bizét: Carmen, Chorégies d'Orange, 8. Juli 2015
 
«Carmen», victime de son destin aux Chorégies d’Orange
Une claque. Louis Désiré encaisse le choc, groggy. Des huées accueillent le metteur en scène, décorateur et costumier à la première de Carmen. La bronca se justifie-t-elle, pour une production qui sort simplement des espagnolades de pacotille? Certainement pas. Mais à Orange, le public vient pour les spectacles à grands effets. Et il apprécie d’être caressé dans le sens de la tradition. Pas de pitié pour les iconoclastes.

Il n’y a pourtant rien de provocateur ou de déviant dans le traitement scénique du Français. Tout au plus quelques maladresses d’utilisation de l’espace et des êtres, entassés sur des surfaces inconfortables ou empêtrés entre des sièges envahissants.

La configuration du plateau du théâtre antique impose un travail scénique tout en largeur. Et les 8300 places des gradins réclament une grande envergure de jeu et de chant. Carmen , entre ses chœurs de cigarières, soldats ou contrebandiers, et son histoire passionnelle, se situe idéalement à la frontière du péplum et de l’intime.

Louis désiré a choisi le destin. Toute la force de sa proposition tient dans la sobriété et l’évidence de sa scénographie. D’immenses cartes à jouer, éparpillées sur le sol et contre les murs, définissent d’entrée la fatalité du sort de la belle gitane.

Quelques lances piquées dans le sol pour définir l’enfermement, une sorte de mantille pour étouffer José pris dans les filets amoureux comme une chenille dans un cocon maléfique, ou une cape de toréador pour habiller Carmen de son linceul avant l’issue fatale: tout est clair, simple et esthétique, sous les lumières tranchantes et suggestives de Patrick Méeüs.

Pourquoi tant de hargne, alors? Sans doute parce que Carmen soulève les désirs et les passions bien au-delà de la raison et de l’intelligence. On ne saurait lui ôter impunément ses castagnettes, ses robes à volants et ses attitudes d’allumeuse.

A Lyon, Olivier Py l’avait poussée dans des quartiers chauds, sur une scène de Music Hall située entre un commissariat de police et un hôtel borgne. Louis Désiré reste délicat. De la femme rebelle, il fait une victime de sa propre nature. Un drame bourgeois qui tourne mal. C’est probablement ça que le public ne pardonne pas. Une forme de banalité dans la passion et la tragédie annoncée.

Reprenons. Rien ne figure l’Espagne. Les chœurs, particulièrement décalés et désunis sous le mistral qui soulève des bourrasques de poussière, arrivent engoncés dans des costumes stylisés peu seyants.

Gesticulations autour des soldats assis sur une volée de chaises qu’il faudra éviter, et déplacer tout au long de l’œuvre. Dans l’obscurité, les immenses cartes entravent les allées et venues des personnages. Le début n’est pas prometteur. Mais peu à peu, le système s’organise, la beauté visuelle s’invite et la cohérence s’installe. Et puis, Jonas…

C’est aussi pour lui que les gradins sont pleins à craquer. Pour lui encore que l’atmosphère vibre malgré le vent dérangeant. Jonas Kaufmann met tout le monde d’accord: avec ou sans éventail, Carmen reste éternelle. Parce qu’autour d’un José de cette trempe vocale et musicale, tout prend sens.

Il pourrait aussi bien chanter «Ma mère, je la vois…», «Oui, tu m’entendras…» ou «Carmen, je t’aime, je t’adore…» pendu par les pieds, cela ne changerait rien. Le soliste domine impérialement la ligne mélodique et chaque virgule du texte. Comment peut-il offrir une pareille perfection dans la diction? Peu de Français savent rivaliser avec cette limpidité d’articulation et de prononciation.

A part quelques «U» tirés vers le «I», on peut l’écouter les yeux fermés. Mais se priver de regarder le top ténor serait dommage. Ses pantalons ceinturés hauts ne le mettent pourtant pas particulièrement en valeur. Rien n’y fait, le charme se développe sur un chant brillant.

Ses aigus d’argent, sa souplesse dynamique, sa sensibilité artistique et sa fermeté de timbre éblouissent sans faillir, même si son José apparaît un peu emprunté en homme perdu dans une histoire qui ne lui appartient pas.

Face à lui, Kate Aldrich semble comme affadie. Bien que son physique soit magnifique et sa voix séduisante, sa Carmen élégante manque souvent de projection, de fureur et d’arrogance. Plus en douceur et en rondeur qu’en ivresse et brûlure, l’héroïne de Mérimée minaude plutôt que d’ensorceler.

La direction de Mikko Franck n’est peut-être aussi pas étrangère à une forme d’amollissement général. Les tempi ralentis et les sonorités trempées dans le sucre plutôt que dans l’acide, l’Orchestre philharmonique de Radio France évolue dans un univers aux belles couleurs où le feu peine à prendre.

Inva Mula est musicienne dans l’âme. Ses aigus pianissimo et la ductilité de son chant portent Micaela sur de jolies hauteurs même si son vibrato dans les forte et sa diction peu adaptée contredisent sa présence d’Alice aux pays des merveilles.

Grâce aussi à l’aplomb d’Armando Noguera (Moralès très clair), à l’assurance de Kyle Ketelsen (Escamillo convaincant) et au reste d’un plateau équilibré, cette Carmen mérite véritablement le détour.






 
 
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