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Forumopera, 06 Août 2014 |
Par Maurice Salles |
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Konzert, Peralada, 3. August 2014
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Un artiste creusant son sillon
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Récemment une révolution a été annoncée dans la perception des spectacles,
grâce aux caméras intégrées qui permettraient de partager en direct la
vision de certains participants, y compris les solistes. Ce dispositif nous
aurait-il donné accès à ce que voyait Jonas Kaufmann, tandis qu’il chantait
sur la scène de l’auditorium du château de Peralada ce dimanche 3 août ? A
ses pieds s’étendaient les rangs d’orchestre, en fond desquels s’élève la
tribune. Mais les voyait-il ? Ses yeux étaient ouverts, mais il donnait
tellement l’impression d’être entièrement absorbé dans ce qu’il chantait
qu’il ne pouvait qu’être absent à ce qui était devant lui. Absent ? Mais
comment un chanteur pourrait-il faire abstraction de ses partenaires, en
l’occurrence un chef et plusieurs dizaines de musiciens ? Tel le comédien de
Diderot, Jonas Kaufmann ne peut pas éprouver réellement les émotions qu’il
chante, car elles l’en empêcheraient, mais il crée l’illusion en jouant de
sa voix avec une telle maestria qu’elle va jusqu’à sembler près de se rompre
ou de s’évanouir avant de s’enfler et de s’élever dans les airs. Et c’est ce
jeu, cette poursuite d’une limite dont il explique calmement qu’elle est la
sienne et qu’il ne voit pas quels ukases pourraient lui interdire de la
chercher, dans ce parcours qui revendique pour un chanteur d’aujourd’hui le
droit de faire ce que faisaient jadis les grands ancêtres, d’avoir des
répertoires ouverts, qui déchaînent ses détracteurs. Certains étaient
présents, bien sûr, masochistes qui ne renonceraient pour rien au monde à
l’amère satisfaction d’avoir raison. Raison ? Oui, car leur jugement a le
tranchant d’une vérité absolue. Nous en aurons fâché quelques-uns en
répétant qu’il n’était qu’une opinion.
La nôtre est la suivante :
pour discutables que soient certaines options du chanteur, les sons mourants
et les notes en voix mixte sur le fil, les passages où il allège quasiment
jusqu’à la rupture – mais il l’évite - et ceux où un chuchotement se
substitue à l’éclat possible, elles relèvent de la même logique, celle d’un
interprète plus soucieux de faire de la musique que de mettre en valeur sa
voix. Sans doute peut-on, en hédoniste, regretter les éclats dont il nous
prive quand ceux dont il nous gratifie sont galvanisants. Mais il nous
semble particulièrement mal venu de reprocher à un chanteur de se comporter
en artiste et non en histrion, particulièrement un soir où son émission est
quasiment exempte des sonorités en arrière qui créent parfois des
perplexités. Tout au long de ce programme, où se mêlent des airs de ses
enregistrements passés et à venir, on ne perçoit pas qu’il ait un autre but
que celui de servir le texte et la musique, sans jouer le moins du monde au
divo. De l’amertume désespérée de Don Carlo, révolté par la décision d’un
père tout-puissant, à la soumission passionnée de Rodrigue aux desseins du
Père Tout-Puissant, en passant par la foi de Manrico dans son union avec
Leonora fût-ce dans la mort, et l’appel déchirant du proscrit Alvaro à celle
qu’il croit morte et prie comme une sainte, les puristes sauront chipoter
sur tel ou tel accent vocal. Nous les laisserons à leur délectation morose,
tant la vie et la noblesse que le chanteur confère à ces personnages rendent
émouvantes leurs douleurs au point que la performance passe au second plan.
Car, et c’est encore à l’actif de Jonas Kaufmann, il n’en rajoute jamais
dans l’effet vocal, on pourrait même dire que c’est son style d’émouvoir le
plus en en faisant le moins. D’aucuns ricaneront : il n’est pas à la hauteur
! Nous sommes persuadé du contraire.
A cette première partie
italo-française succédait Wagner, dans une progression aussi cohérente. Le
monologue de Siegmund dans La Walkyrie, où l’épreuve des appels (« Wälse !
Wälse !) est franchie de façon encore plus triomphale et spectaculaire que
dans l’enregistrement, est suivi de deux des Wesendonck Lieder liés par le
thème du passage (la mort) qui conditionne le renouveau de la vie, que le
ténor s’approprie sans en outrer l’intensité. En guise de conclusion, la
vision hallucinée de Parsifal au terme de laquelle il repousse Kundry, où
douleur et angoisse sont d’autant plus déchirantes qu’elles sont plus
contenues. Même les cigognes qui résident à l’année sur les toits en
oublient de craqueter, et le silence dure plusieurs secondes avant que la
houle des applaudissements ne submerge l’espace. De tiède après l’extrait de
Don Carlo le public est désormais à incandescence. Jonas Kaufmann vient
d’imposer ses interprétations avec une maîtrise telle qu’elles en deviennent
des références, faisant mentir la réputation des ténors et de leur faiblesse
d’esprit. Car au-delà de la beauté vocale que ses moyens lui permettent,
c’est la puissance de l’incarnation qui ravit littéralement par sa force
prenante, ne laissant aucune place au doute.
Un bonheur ne venant
jamais seul, il en est deux autres, l’engagement de l’orchestre et la
direction de Jochen Rieder. Composé dans sa grande majorité de jeunes
musiciens, l’orchestre de Cadaquès se montre sous un jour flatteur, avec une
remarquable section de cuivres, des vents dont certains proprement
virtuoses, et des cordes expressives et homogènes tout au long du copieux
programme. Même si leurs Wagner n’étaient pas aussi nuancés qu’on aurait pu
les rêver leur prestation est sensiblement nourrie d’un enthousiasme qui la
valorise. A la tête de l’ensemble, Jochen Rieder séduit d’emblée par la
netteté continue des divers plans plans sonores qu’il sait obtenir, ce qui
en dit long sur son talent compte tenu du nombre restreint de répétitions ;
ses tempi sont à la fois justes et adaptés à un chanteur dont il est un
fréquent partenaire depuis une douzaine d’années. Leur entente palpable n’a
pas peu contribué à la réussite du concert, que l’enthousiasme inlassable du
public a prolongé jusqu’à obtenir que sans se départir de sa réserve
élégante le ténor concède un, puis deux, et de standing ovation en standing
ovation jusqu’à quatre bis, « Donna non vidi mai... » de la Manon Lescaut de
Puccini, le lamento de Federico de L'Arlesiana à faire renifler, et deux
airs de Lehar, un tiré de Paganini et l'autre du Pays du Sourire qui
annoncent un disque futur. A l’heure du bilan, dira-t-on que le chant de
Jonas Kaufmann est raffiné jusqu’à la préciosité, voire jusqu’au maniérisme
? On pourrait. Loin de lui en faire le reproche nous lui savons gré de ne
pas se contenter du minimum qui consisterait à faire briller sa voix. Sa
démarche artistique est risquée. Elle lui acquiert notre sympathie et notre
respect.
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