Le Monde, 23.06.2014
Marie-Aude Roux
 
Puccini: Manon Lescaut, Royal Opera House London, June 17, 2014
 
Une « Manon Lescaut » au sex-appeal de « playmate » aguiche un des Grieux torride
Fleuron de la saison lyrique londonienne, cette nouvelle production du Manon Lescaut de Puccini avait tout pour exciter nos esprits animaux, comme aurait dit Rabelais. Le Royal Opera House de Covent Garden n'a pas monté de Manon depuis plus de trente ans et la mythique production de Götz Friedrich en 1983, avec Placido Domingo et Kiri Te Kanawa, sous la direction de Giuseppe Sinopoli (DVD paru chez Warner).

Confiée au metteur en scène Jonathan Kent, cette version 2014 propose rien de moins que la prise de rôle des trois interprètes principaux – la soprano lettone Kristine Opolais dans le rôle-titre, le baryton britannique Christopher Maltman en Lescaut et surtout l'Allemand Jonas Kaufmann en Chevalier des Grieux.

UN MAELSTRÖM D'UNE SENSUALITÉ TORRIDE

Peut-on rêver plus belle étoffe que la voix de Kaufmann pour vêtir l'ensemble des qualités dont Puccini a pourvu ce rôle d'amoureux sacrificiel et incendiaire ? Richesse du registre grave (le ténor « barytonnant » est ici particulièrement à son affaire), métal ardent du haut médium, aigus de soleil noir, souplesse et variété des couleurs, le « ténorissimo » possède tout. De l'intense coup de foudre estudiantin sur la place d'Amiens au suicide social qu'est l'embarquement au Havre sur le bateau qui emmène Manon et les proscrites vers La Nouvelle-Orléans, le chanteur emporte tout dans un maelström d'une sensualité torride.

La Manon de Kristine Opolais forme avec Kaufmann-des Grieux l'un des couples les plus glamours du moment. Physique avantageux, cuisses légères (largement exposées), blondeur et jolie frimousse, la Lettone passe avec aisance de la coquette pétroleuse en blouson de jean et robe à fleurs débarquant d'un monospace (elle est en route pour le couvent, mais on n'y croit pas une seconde) à la pécheresse dépenaillée mourant de soif dans le désert.

Au centre, une femme accomplie sûre de sa beauté et de son sex-appeal de playmate. La voix est belle, les aigus sûrs et bien projetés, le chant raffiné de demi-teintes moirées comme vif argent. Mais cette Manon ne prend pas aux tripes et frôle la démesure qui marque les héroïnes pucciniennes condamnées au nom du pur instinct de vie.

MIRACLE DE RETENUE ET D'EXPRESSIVITÉ

Aussi roué que charmeur, le Lescaut de Christopher Maltman est un frère maquereau en eau trouble, dont l'intervention in extremis pour sauver la sœur qu'il a contribué à perdre par le biais du libidineux Géronte de Revoir (impeccable Maurizio Muraro), ne rachètera rien. Deux bons points pour le ténor britannique Benjamin Hulett en Edmondo, la mezzo Nadezhda Karyazina dans le rôle travesti de Musicien.

Dans la fosse, l'excellent Antonio Pappano transcende une musique qui lui coule dans les veines, qu'il allume les feux de la passion ou répande les âcretés du désespoir. Le fameux « Intermezzo » précédant le troisième acte, joué au bord des larmes, est un miracle de retenue et d'expressivité. Le maestro britannique d'origine italienne et directeur musical du Royal Opera House depuis 2002 prouve une fois de plus qu'il est un des grands pucciniens actuels.

PROSTITUTION, ARGENT FACILE, LUXE OSTENTATOIRE

Le metteur en scène, Jonathan Kent, est lui un des piliers à succès du Festival de Glyndebourne – ainsi son The Fairy Queen, de Purcell, avec William Christie, accueilli à l'Opéra-Comique, à Paris, en janvier 2010. Il signe avec Manon Lescaut sa seconde mise en scène puccinienne, après Tosca en 2006, déjà à Covent Garden. Sa transposition du synopsis dans une ville contemporaine a transformé la jeune Manon en une naïve fille de la campagne tombant dans les pièges de la grande ville.

Prostitution, argent facile, luxe ostentatoire, télé-réalité, etc. Les étudiants fêtards sont des gamins des rues rêvant de devenir malfrats, l'hôtel particulier parisien un bordel de luxe façon vitrine d'Amsterdam, où officie Manon, bombe sexuelle rose bonbon, le défilé des déportées se déroule sur un podium devant des caméras, avant le désert de l'exil débouchant sur une rocade d'autoroute éventrée : en bref, l'histoire d'une fille en Technicolor, qui n'est peut-être pas tout à fait Manon Lescaut.










 
 
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